Vers la remise en cause du statut idéologique du savoir

Mais que remettre en cause ? Au vu des résultats et de l’insatisfaction profonde qu’elles ne parviennent pas à endiguer, on peut légitimement douter de l’efficacité des réformes techniques. N’est-ce pas plutôt le lien même entre l’école et la société qui doit être réexaminé ? Et ce lien, n’est-il pas fondamentalement déterminé par le statut idéologique du savoir ? Ne sommes-nous pas sur le chemin d’une remise en cause profonde de ce statut ? Voilà la question que j’aimerais maintenant aborder, mais auparavant, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler en quelques mots comment s’est construit ce statut idéologique et quelles en sont les bases historiques ?

Du seizième siècle à la révolution française et à l’élitisme républicain

Le rôle donné à l’école de contribuer à l’intégration sociale est aussi vieux que l’école elle-même. Si le XVIème siècle par exemple critique le préceptorat privé et invente la structure en classes telle que nous la connaissons aujourd’hui encore, c’est bien pour donner à la jeunesse aristocratique de l’époque une expérience commune qui renforce l’intégration sociale et culturelle de cette élite. Un des premiers ouvrages pédagogiques qui fut longtemps utilisé dans les écoles d’Europe comme instrument d’apprentissage à la lecture, le De Civilitate Morum Puerilium d’Érasme publié en 1531 n’est-il pas un livre de «civilité» ? Mais si l’école pouvait alors se concentrer sur cette mission d’intégration c’est qu’en miroir, la distinction sociale était légitimement assurée par le maintien des trois ordres, noblesse, clergé et tiers-état.

En reconnaissant les talents, et les capacités, ou dans le langage d’aujourd’hui les compétences, comme source légitime de distinction, l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a complètement bouleversé cette situation. Qui dit talents et capacités dit à l’époque dons innés, mais aussi, développement de ces dons par acquisition de savoirs et surtout validation incontestable des acquis. L’institution scolaire se voit alors conférer implicitement la mission de légitimer les statuts sociaux et de faire émerger les élites, par son double rôle d’enseignement et de validation des connaissances acquises, notamment par le biais des concours. À dire vrai, il s’agit plus à l’époque pour la bourgeoisie d’inventer une nouvelle «noblesse» et ainsi de se démarquer des gens du commun grâce à la connaissance, que de favoriser l’ascension sociale. L’on comprend dans ces conditions, la structure ségrégationniste (1) du système éducatif de Jules Ferry qui perdurera jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Les tenants de l’élitisme républicain ont fait fortement évoluer la mission de l’école en en faisant l’instrument privilégié de l’ascension sociale, ce qui implique deux objectifs sans cesse réaffirmés : l’égalité des chances et l’accès du plus grand nombre aux différents ordres d’enseignement. Dans cette vision, les élites sont légitimes pourvu que chacun ait a priori les mêmes chances d’avoir accès à cet état privilégié et que ce dernier ne puisse être finalement atteint qu’une fois surmontées les épreuves d’une sélection largement fondée sur le savoir et opérée par l’institution scolaire. La démocratisation de l’enseignement vise alors, comme l’affirmait le plan Langevin-Wallon, à mettre « chacun à la place que lui assignent ses aptitudes pour le plus grand bien de tous ».

La promesse d’émancipation : « vous serez tous des savants»

Mais, le triomphe sans partage de l’élitisme républicain n’allait être que de courte durée. C’est qu’en effet, une nouvelle promesse était née depuis plus de deux siècles auparavant, avec Locke d’abord, avec Rousseau et ses disciples ensuite. Promesse d’émancipation qui n’a cessé de se développer jusqu’à notre époque, de Marx à Marcuse en passant par Ilitch et Simone de Beauvoir, et cela en dépit des totalitarismes qu’elle n’a cessé d’engendrer tout au long du siècle passé. Le titre d’un livre récent de Philippe d’Iribarne en illustre bien la teneur « Vous serez tous des maîtres ». Mais si le savoir reste l’instrument de la distinction entre les hommes, alors, en même temps que : « vous serez tous des maîtres», il faut bien affirmer haut et fort : «Vous serez tous des savants». L’école devient comme le proclame le titre d’une publication syndicale célèbre, «l’école libératrice». Mais si la promesse n’est pas tenue et si l’on nie une quelconque différence naturelle des rôles, la cause ne peut en revenir qu’au système éducatif lui-même. Celui-ci perd alors son qualificatif de «républicain » pour prendre celui de «capitaliste», et être fustigé comme moyen de reproduction d’une société injuste, «dispositif d’asservissement à l’idéologie bourgeoise», voire comme «instrument de dressage» (2). Les citations pourraient être multipliées à l’infini. Ces discours des années soixante-dix, plus ou moins hérités de la révolution culturelle chinoise, ne connaissent plus aujourd’hui le même succès, mais ils ont laissé des traces dans les esprits et le discours politique. Ainsi, tout discours élitiste est-il maintenant suspect, toute référence à l’inné politiquement incorrecte, tout critère de différenciation par les capacités n’est plus que préjugé favorable aux dominants comme l’était l ‘appartenance à la noblesse qui légitimait les privilèges de l’ancien régime. Toute élite devient par le même coup suspecte elle aussi (3).

  Serge FENEUILLE – Président du Conseil de Recherche de l’Ecole Polytechnique, Membre de l’Académie des Technologies.

Extrait d’une Conférence prononcée le 1er mars 2001 à l’Académie des Sciences Morales et Politiques. www.asmp.fr

(1) Ainsi, l’enseignement primaire, y compris l’enseignement primaire supérieur, est-il pratiquement le seul, par sa gratuité, dont l’accès soit permis aux catégories sociales les moins aisées, alors que le lycée, avec ses petites classes, et l’enseignement supérieur, restent largement réservés à ceux qui peuvent en payer le prix.
(2) Citation extraite du livre de «C.BAUDELOT et R.ESTABLET – L’école capitaliste en France» MASPERO 1973
(3) Le savoir lui-même, et la science qui en est perçue comme la forme la plus achevée, après avoir été vus comme instruments de progrès et de libération subissent la même désaffectation de la part des élèves et des étudiants notamment.

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