Dyslexie : une vraie-fausse épidémie

L’échec au cours préparatoire

Le bon lecteur ne nous apprend rien sur la bonne façon d’apprendre à lire: il ignore comment il lit, sa mémoire interrogée ne lui dit rien là-dessus. Un certain désarroi de la pédagogie devant l’apprenti lecteur, exprimé par tant d’avis, de questions, de démarches contradictoires, provient de cette ambiguïté : le bon lecteur lit comme s’il avait toujours su : pas trace d’apprentissage.
Seule la mauvaise lecture garde apparents ses processus et peut nous éclairer. Ses stratégies laborieuses restent analysables. Pour comprendre l’installation de la lecture, c’est donc l’échec de l’enfant qu’il nous faut observer et traduire.
Il n’en manque pas. On avance ici et là, depuis une quarantaine d’années, des statistiques déprimantes. Pourquoi ? Lit-on différemment aujourd’hui ? Il est certain que les écrits fonctionnels multipliés, l’abondance de la presse et de la publicité sanctionnent l’illettrisme durement. Mais Balzac ou Brétécher, Superman ou Bécassine, Kinder ou Dubonnet imposent également la transparence de l’écrit.
Avant la dernière guerre, la pathologie de la lecture (dyslexie) est peu, sinon pas connue du grand public. Elle n’apparaît pas dans le discours scolaire, même à l’école primaire, dont le recrutement était modeste. L’école primaire s’arrêtait alors à la fin du CM2, ponctuée par le certificat d’études. Le plus souvent, l’enfant entrait ensuite en apprentissage, quelques familles assumaient sa poursuite jusqu’aux brevets. La filière secondaire, au lycée, ininterrompue de la maternelle aux baccalauréats, conduisait seule aux facultés. Elle n’était guère accessible aux milieux modestes.
Avant guerre donc, quelques spécialistes recensaient des cas spéculaires, décrivaient un syndrome. Des techniques rééducatives (S. Borel-Maisonny dès 1930, plus tard Chassagny entre autres) sont mises au service d’enfants sérieusement handicapés. La dyslexie était l’objet de recherches, non de controverses médiatisées, moins encore d’épidémie. Or elle apparaît, au début des années soixante-dix, de plus en plus souvent dans les conclusions des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), ouverts alors.
La création scolaire de groupes d’aide psychopédagogiques (GAFF), aujourd’hui RASED (réseaux d’aide spécialisée pour enfants en difficulté), formés de psychologues, de psychomotriciens, de rééducateurs, les suit de peu. Elle est motivée par un besoin qui paraît nouveau mais urgent : l’échec scolaire précoce, touchant le CP et le CE1. Le RASED convoque les parents, teste l’enfant, émet des diagnostics, tente d’expliquer l’échec. Les problèmes « psy » de l’écolier , le milieu familial justifient souvent – trop souvent ? – son inappétence scolaire.
Une seconde béquille, le plan d’aide à la lecture (PAL, structure départementale) , pallie l’insuffisance des RASED débordés. Il offre au mal-lisant des activités séduisantes autour de la lecture : entraînement sur logiciel, jeux de repérages, textes à trous et promenades en bibliothèque. Faute d’y apprendre à lire, l’enfant trouve dans ces activités un dérivatif extrascolaire, ludique, souvent chaleureux, à son statut d’élève en queue de classe.
Cependant, les cabinets d’orthophonie voient affluer des enfants « atteints de dyslexie ». Ils rééduquent à tour de bras des écoliers souvent déprimés. Frappés de plein fouet par ce diagnostic apparemment rédhibitoire, les parents sont anxieux. Ils ne peuvent soutenir leur enfant dans un enseignement dont ils se sentent exclus, soit par ignorance de ce qu’il recouvre, soit délibérément.
Certes, l’échec scolaire a toujours existé, moins spectaculaire parce que moins gravement confronté à des exigences sociales de plus en plus hautes. Mais soumettons nos bacheliers aux épreuves du brevet élémentaire d’avant-guerre, et même à une dictée de l’ancien certificat d’études (éliminatoire avec une faute et demie !). On y constate que, « dédramatisée », la dysorthographie s’est banalisée.
Ce tableau, antienne ressassée mais authentique, confirmé par l’INSEE, est inacceptable. La qualité de l’écrit lu et produit imprègne la langue, conditionne toute la scolarité dès le CP et module précocement un profil culturel que l’enfant gardera toute sa vie. Une vraie fracture sociale prend racine ici, elle est intolérable. Mettant en avant l’influence du milieu comme responsable de « fractures », l’école méconnaît son pouvoir ; elle peut et doit compenser le milieu culturel, dont la sélection n’est pas inéluctable. En rééducation, nous voyons, souvent sans grand effort et quel que soit ce milieu, l’enfant inhibé, craintif, honteux de lui-même, se mettre à sourire et choisir délibérément d’ «apprendre à lire ».
Au cours de ces années, la clientèle de nombreux orthophonistes a changé. En âge : de plus en plus d’enfants scolarisés de six à dix-huit ans ; en orientation thérapeutique : moins de rééducation que d’éducation. La quasi-totalité de ces enfants a peu ou pas de troubles fonctionnels : ils manquent toujours de bases élémentaires à l’usage de l’écrit. En trente années d’exercice, mon cabinet a reçu, parmi des centaines de mal-lisants, une quinzaine de dyslexiques.
Cette crise dans l’apprentissage de l’écrit, ratifiée par un raz de marée médiatique, justifie recherches pédagogiques, commissions d’étude et autres «journées de la lecture» proliférant depuis une vingtaine d’années. En les étudiant, on constate que ces mouvements sont plus prospectifs que diagnostiques, qu’ils cherchent plus à pallier l’échec qu’à en rechercher l’origine.
Cet ouvrage concentre les conclusions d’une pratique exercée dans des CMPP et en cabinet libéral, avec plusieurs générations d’enfants. Poursuivie dans un esprit volontairement exempt d’a priori et de toutes conventions pédagogiques, soutenue par une observation in vivo minutieuse, humble, par un désir patient, curieux, obstiné de «guérir », elle m’a permis, par sa diversité, de dégager les causes majeures d’échec et contrainte à débroussailler des voies thérapeutiques et préventives.
C’est pourquoi le rééducateur s’efface ici devant le pédagogue, qui traite avec un public «normal » selon les critères qui vont suivre. La réflexion orthophonique est présente essentiellement au chapitre consacré à la dyslexie, volontairement mise en marge par son caractère exceptionnel et sa spécificité, laissant place à une réflexion purement éducative et pédagogique qui confronte le «grand public» de l’école à l’enseignement qu’il en reçoit.
L’appel à la rigueur est constant au long de cet ouvrage. Il se justifie peut-être par l’excès inverse : le zapping télévisé fait école. La multiplicité des sollicitations culturelles ou publicitaires, dont l’enfant est l’objet, induit dispersion, effleurement, superficialité de ses intérêts. Les acquis scolaires pourraient les compenser, mais ils manquent souvent, douloureusement, de racines.

Le public scolaire

Le public de l’école primaire a changé; il évolue, il évoluera sans cesse, avec l’Europe, avec le monde. Plus nombreux – le « haut » et le « bas » n’échappent plus à la scolarité obligatoire – et donc moins homogène, toutes les classes sociales s’y côtoient. La nouvelle richesse ethnique bouscule les coutumes, module les repères culturels, donne couleur au langage de l’école, pèse sur la balance des « niveaux ». Certes, ce courant est réduit ou densifié par un clivage géographique. Les tristes cités nouvelles, les banlieues déshéritées accueillent les plus démunis, les plus nombreux. Cependant, cette population tend vers une intégration de plus en plus large. Elle est présente en faculté, dans la fonction publique et les cadres de l’entreprise. Qui s’en plaindrait ? Les ignorants seuls ignorent – ou veulent ignorer – que langues et peuples s’étiolent en circuit fermé (les langues mortes en font foi), que le mixage les dynamise, qu’ils ne peuvent vivre et survivre qu’irrigués de sang neuf.

Plus ouvert, ce public complexe exige une écoute ouverte à ses richesses, attentive à sa fragilité.

Fragilité mais non débilité ; l’ école filtre ses entrées dès la maternelle. Son premier critère reste stable, le quotient intellectuel doit être « normal », c’est-à-dire supérieur à 90. Pas d’écrémage par le haut: l’ école accueille à bras ouverts le petit génie, dans la mesure où il ne remet pas la classe en question ; où surtout elle ne se sent pas, par lui, remise en question.

Autre interdit : l’organisation psycho-affective pathologique. Des essais d’insertion de petits psychotiques en primaire ont échoué à court ou long terme. Ces enfants, en avançant en âge, imposent leur différence de telle sorte que, confrontés sans aménagement possible à une normalité qui n’est pas la leur, à des exigences qu’ils ne comprennent pas et à des performances inaccessibles, ces enfants souffrent. De plus, leur présence est tellement prégnante qu’elle déplace à leur profit, au sein d’une classe, son centre de gravité. Il s’agit ici de la spécificité de l’école dans sa vocation pédagogique, à l’exclusion de son rôle évident de socialisation. Pour ces enfants, ce rôle ne peut incomber à l’école publique. Il doit se jouer ailleurs.

Ces critères de recrutement signifient quelque chose d’essentiel : tous les enfants, tous, dès le CP, sont aptes à apprendre à lire et à écrire. On ne rencontre pas à l’ école d’enfants interdits d’apprentissage. L’échec n’y est pas inéluctable.

La croissance et le mixage de sa population ne sont pas nécessairement fauteurs d’échec.

Cependant, chaque enfant est plus que jamais singulier : les capacités cognitives ne sont pas également réparties. Ces variances répondent à l’hétérogénéité accrue d’une population dont celle de l’école est issue.

L’immense variété de son public conduit donc à s’interroger sur le projet pédagogique de l’école, et particulièrement ici du CP. Qui le maître doit-il enseigner ? Quels critères de normalité donner à cette population normale puisque scolarisée ?

Il importe de prendre en compte ceci : si les enfants normaux sont ceux qui arrivent en CP sans retard de parole ni difficulté langagière, sans troubles sensori-moteurs, sans aléas familiaux. … le pourcentage est faible : de 30 % à 35 % au plus, dont il faut soustraire encore l’enfant bilingue, qui n’est plus une exception et le sera de moins en moins. Riche de deux cultures mais mis en porte à faux par des références linguistiques différentes, celui-ci est contraint, une langue à l’école, une autre à la maison, de constamment réajuster son registre d’expression et d’écoute.

Il paraît réaliste d’admettre que la population du CP présente, dans sa globalité, ces retards plus ou moins bénins, parfois inapparents. La pédagogie doit donc en tenir compte ; elle doit ratisser large sans pour autant manquer d’ambition, sans risque de soumettre les doués au régime des moins doués. L’apprentissage se doit d’être de haut niveau et accessible à tous, la pédagogie, souple et rigoureuse, doit s’adapter à tous. Elle le peut, nous décrirons comment.

Modes et méthodes

Aucune méthode, dit-on, n’empêche l’enfant qui veut lire d’apprendre à lire. Il n’y a pas de mauvaise méthode.

Alors c’est l’enfant qui est mauvais ? paresseux ? distrait ? immature ? dyslexique ? Quelque 10 % de dyslexiques en primaire, dit-on. À moins que l’absentéisme des parents… la télé… le milieu socioculturel. ..la société elle-même. ..?

Difficile actuellement de départager les méthodes, elles se confondent. La mixte règne, qui parle en effet de mélange, mais dont le dosage variant suivant le maître est difficile à évaluer.

C’est un cocktail sous influence. Linguistes, psycholinguistes, chercheurs y participent. Investis depuis bientôt quarante ans dans le « problème de la lecture », ils pèsent de tout leur poids – qui n’est pas léger – sur la pédagogie. Maîtres, donc élèves, sont tiraillés par des tendances plus ou moins extrêmes et se trouvent être l’enjeu de théories souvent contradictoires. Courants contraires redoutables pour l’école et l’écolier .

Cependant, la méthode compte.

Si la « dyslexie » est devenue un mal endémique, ce n’est ni hasard, ni caprice génétique, ni perversion sociale. C’est peut-être que l’école, électrisée comme tout le monde par l’après-guerre – Mai 68 est proche – et poussée par une véhémente Recherche, l’école a voulu changer.

Nous avons besoin de chercheurs. Mais en pédagogie, peut-être eût-il fallu pour les suivre attendre, comme en médecine, qu’ils aient trouvé et fait leurs preuves. Recherche et pédagogie n’ont pas la même vocation. L’une est prospective, la seconde vise l’efficacité. Le chercheur se doit, pour avancer, d’avoir les yeux plus grands que le ventre. Le pédagogue, attentif, taille ses ambitions à la mesure de son public.

Actuellement, et dès les années soixante-dix, que voit-on ? On voit que certain courant, recherchant le nouveau, entend exploiter sur-le-champ ce qu’il suppute – fût-ce spéculatif et même paradoxal – sans prendre le temps d’ajuster un projet authentiquement pédagogique. On voit que l’enseignant ébloui se sent pousser des ailes de pionnier et y perd souvent son bon sens. Que chercheur et pédagogue se prennent l’un pour l’autre dans un jeu de rôles endossé comme un plus. Confusion des objectifs qui court le risque de mener à l’incompétence. Alors le bât blesse : le public scolaire ne peut être un champ expérimental.

Cet échec, ce «problème» de la lecture, certains médias faiseurs de bulles le poussent sur le devant de la scène, l’exploitant sporadiquement. La mauvaise pédagogie prête le flanc aux bruits de toutes sortes. La bonne pédagogie n’a nul besoin de reflets de rampe et brille en silence pour son propre compte. Peut -on souhaiter mieux à nos écoliers que de déserter la une des journaux ?

Colette Ouzilou, Introduction de "Dyslexie une vraie-fausse épidémie"
Paris, Presses de la Renaissance, 2001

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