Témoignage d’une jeune institutrice en CP (2001)

Présentation.

Je suis professeur des écoles depuis septembre ****. Mon premier poste est un des quatre CP d’une école de la banlieue parisienne. J’ai eu la chance d’être nommée dans une école où les relations entre collègues sont agréables. Malgré les différends qui peuvent exister entre eux, mes collègues ont le souci de s’entendre le mieux possible et de se montrer solidaires en cas de problème.
Mon école est connue dans la circonscription pour la bonne humeur qui y règne. Alors qu’elle est réputée difficile, les stagiaires ou les remplaçants qui y ont séjourné sont repartis contents et désireux de revenir.
La belle ambiance de l’école tient en grande partie, je pense, à la personnalité de la directrice, qui exerce ses fonctions avec respect et fermeté, et qui donne à l’école un ton convivial et sérieux. Mes collègues, même s’ils désapprouvent mes pratiques, me laissent en paix, et me proposent souvent leur aide et leurs services.
Par ailleurs, mes collègues sont pour moi des gens qui, malgré leur zèle de bien faire, se trompent, à des degrés différents, sur de nombreux points : sur la fonction de l’école, sur le rôle des adultes face aux enfants, sur les contenus et les méthodes d’enseignement. Il m’est arrivé, en réunion, en entendant parler de la « lecture-communication », de la « nécessaire harmonisation des démarches pédagogiques », des « règles à faire émerger des enfants », de l’absurdité du par cœur, ou de l' »inexistence du code », de me dire que je me trouvais chez les fous.

Le travail « en équipe ».

Malgré ce que recommandent les textes officiels, je ne travaille pas « en équipe » avec mes trois collègues de CP. J’ai laissé penser que mon manque d’expérience ne me permettrait pas d’appliquer leurs difficiles méthodes. L’éloignement géographique de ma salle de classe par rapport aux leurs m’a aidée à justifier mon isolement dans le travail.
Je ne tenais pas particulièrement à travailler « en équipe ». Il me semble que décider à plusieurs après discussion plutôt que seul après réflexion est le meilleur moyen de prendre de mauvaises décisions, d’aller contre ses convictions, ou encore de ne pas en avoir.
Dans le travail « en équipe », c’est l’avis du plus fort qui passe, et le plus fort est celui qui défend la position institutionnelle, et qui a non seulement l’Inspection, mais l’opinion la plus commune de son côté. Le travail « en équipe », chaleureusement recommandé par les Instructions Officielles, et rendu de fait quasi obligatoire, m’apparaît comme un moyen d’imposer les dogmes et les pratiques de la nouvelle pédagogie, en laissant croire à ceux qui les adoptent qu’ils le font librement.
Il me semble qu’une équipe n’a de sens que dans le jeu, et que l’équipe obligatoire dans le travail est une contradiction. Je pense qu’il est possible de travailler non pas « en équipe » mais à plusieurs, à condition que les personnes aient des affinités fortes, ce qui tient du miracle des belles rencontres.
Les plus belles « équipes » que je connaisse sont des couples. De fait, on trouve très peu d’équipes dans les écoles. Dans mon école, tout ce qui est mis en place pour que les gens travaillent « en équipe » fonctionne très mal ou pas du tout, au grand regret des tenants des nouvelles pédagogies, qui déplorent que leurs collègues aient si peu de bonne volonté.

Le refus des manuels.

La veille de la rentrée, j’ai aussi annoncé à mes collègues que je voulais acheter pour chacun de mes élèves un fichier de mathématiques. Ceci signifiait une fois de plus que je ne travaillerais pas « en équipe », puisque mes collègues travaillent sur des photocopies. Mes raisons étaient que je tenais à ce que mes élèves aient un fichier relié et en couleurs, et chacun le sien ; de plus, je voulais travailler dans la légalité, ce qui m’a valu d’être gentiment traitée de « légaliste à tout crin » quelques jours plus tard.
Ce choix n’est pas très bien passé. Acheter un fichier pour chaque élève coûte exactement dix fois plus cher que d’en faire des photocopies. Ma décision faisait un trou dans le budget commun des CP.
On m’a aussi expliqué qu’il n’est pas pédagogique de prendre un fichier, puisqu’il vous oblige à une pédagogie commune, et à le suivre sans restriction. La photocopie permettrait seule de différencier et de faire des tris dans les exercices.
Prendre un manuel vous interdit donc toute initiative, invention, et bloque même le bon sens. Ne pas prendre de manuel est le critère de la pédagogie de pointe.
« Telle inspectrice est formidable. Dans sa circonscription, pas un instit de cycle 2 n’utilise de manuels ». C’est ce que j’ai entendu dans la bouche d’un de mes collègues, qui se vante très fort de faire régulièrement un feu de joie avec les spécimens de manuels qu’il reçoit. Ce qui lui donne une réputation de rebelle.
 Je ne regrette ma décision d’avoir pris un fichier que parce que celui que j’ai choisi ne m’a pas semblé excellent et que j’ai eu du mal à l’utiliser. Mais mes élèves l’aiment d’amour et l’emporteraient partout s’ils pouvaient.

Clandestinité.

Non seulement je ne tenais pas à travailler « en équipe », mais je ne voulais pas appliquer les méthodes de mes collègues. Mais je ne pouvais le leur dire. Je ne pouvais pas non plus exposer la façon dont je comptais travailler. Ma position, au sujet de l’école, du rôle de l’enseignant, des matières à enseigner et des méthodes d’enseignement, est en désaccord avec la position institutionnelle et majoritaire, et par suite, parce que je tiens à travailler en paix, clandestine.
Depuis le début de l’année, je me tais sur ce que je pense de l’école, et je cache la plus grande partie de ce que je fais. C’est ainsi que je conserve le crédit de mes collègues, dont j’ai besoin. Tout ce que voient mes collègues, c’est que mes élèves sont relativement sages dans les rangs, et qu’ils sont au travail lorsqu’on entre dans ma classe.
Mais ils ne savent pas de quelle manière j’obtiens que mes élèves soient sages et travaillent, ni quel travail je leur demande exactement. J’applique des préceptes qui feraient se dresser sur la tête les cheveux des pédagogues modernes, et je refuse d’appliquer les leurs.
Je considère que mes élèves, parce qu’ils sont des enfants, sont non responsables, non autonomes et ignorants de beaucoup de choses. Je sais que par ailleurs, ils entendent parfaitement le sens des mots comme « courage », « justice » et « vérité ». Je pense qu’aucun d’eux à six ou sept ans n’est perdu pour l’apprentissage de la lecture ou de la logique mathématique, de l’attention et du sérieux.
J’ai comme principe que les seules joies qu’ils doivent connaître avec moi sont celles que leur donneront les progrès qu’ils auront accomplis grâce à leur travail, et que leurs autres joies ne me regardent pas. Je ne suis pas là pour les amuser, mais pour qu’ils apprennent dans de bonnes conditions et de façon durable. Je ne crains pas qu’ils s’ennuient. Ils s’ennuient parfois, quand ils doivent attendre, ou quand l’intérêt de la leçon ne leur apparaît pas immédiatement.
Je demande à mes élèves de se ranger deux par deux, de se taire dans les rangs, de rester immobiles et attentifs en classe, de lever la main pour parler. Mes élèves sont tous assis face au tableau, et non pas sur des tables de quatre placées de biais par rapport au tableau. Lecture, écriture, et mathématique sont, et de loin, l’essentiel de leur travail. Ils font deux heures de sport par semaine. Ils font un peu de peinture et de dessin. Ils apprennent quelques poèmes et chansons.
Je ne pense pas que les règles doivent « émerger des enfants » et qu’il leur appartienne de les énoncer. Je ne pense pas qu’il leur soit impossible de les comprendre, de les retenir et de les appliquer, s’ils ne les déduisent pas eux-mêmes. En conséquence, j’énonce les règles. C’est moi qui décide dans la classe, qui rappelle ce qui est bien ou mal. Celui qui s’obstine à ne pas respecter les règles est puni.
Je ne me sers pas du « Tableau de citoyenneté » adopté par toute l’école, qui définit le comportement adéquat et indique les gestes répréhensibles qui méritent sanctions. Je ne fais pas de « Conseils d’enfants » dans ma classe pour décider avec eux, de façon « démocratique », de la question de savoir comment se comporter dans les différents « lieux de vie » de l’école.
Je traite les problèmes de discipline au cas par cas, adoptant chaque jour de nouvelles manières de sanctionner les désordres. Lorsqu’un élève fait une bêtise, je ne discute pas avec lui, je négocie encore moins, je ne lui fais pas dessiner sa bêtise pour qu’il explique en quoi elle en est une, je ne lui fais pas accomplir une tâche d’intérêt public, je ne lui fais pas signer un contrat par lequel il s’engage à se comporter correctement.
Je punis, et annonce qu’il sera puni à chaque fois qu’il recommencera. Mes punitions sont bêtes et méchantes : aller au coin, copier des lignes de « je dois me tenir comme un grand », rester assis sur un banc pendant une partie de la récréation.
Lorsque la classe se transforme en panier de puces, le vendredi à 13h30 par exemple, et que le passage dans l’escalier devient dangereux, je hausse la voix très fort et je dis des choses assez terribles pour que mes élèves en restent cois. Je peux donner des tapes sur les fesses de ceux qui ne se décident pas à s’asseoir correctement. Je secoue parfois par les épaules ceux qui sont trop agités pour entendre les réprimandes.
Je n’ai pas affiché de « Tableau des responsabilités » dans la classe, pour instaurer les tours de ramassage de crayons, comptage des ciseaux, arrosage des plantes, etc. Je désigne, au moment voulu, les élèves qui ramassent ou distribuent, et je leur interdis même parfois de lever la main pour se proposer, car leur goût pour ces tâches est tel qu’ils se dissipent à guetter le moment où elles arrivent, s’excitent à se porter candidats, et boudent ensuite de n’avoir pas été choisis.
Je nomme des « chefs de rangs » et des « chefs de porte » parce que j’en ai absolument besoin pour que le long trajet que nous devons faire six fois par jour se passe calmement. Je ne fête pas les anniversaires. J’ai expliqué aux parents que je n’étais pas animatrice, et que je tenais à ce que soient bien distinguées vie scolaire et vie privée.
Je ne travaille pas par « projets ». Mon seul « projet » est que mes élèves apprennent à lire, écrire et calculer.
Mes élèves ne travaillent pas en groupes. Chacun travaille seul et pour lui. Je ne conçois pas une classe comme une communauté. Il me semble que l’on n’apprend pas à plusieurs mais seul. Le travail en groupe ne sert, selon moi, qu’à rendre le travail plus pénible et moins efficace.
Je ne fais pas de « méthodologie pour développer les compétences transversales », que sont par exemple la mémoire ou l’organisation dans le travail. Ces « compétences » sont certes des conditions sine qua non de l’apprentissage, mais, selon moi, elles n’ont besoin que de situations de travail, où elles sont nécessairement mobilisées et entretenues, pour se développer.
Je ne fais pas de séances d' »ouverture à la différence » ou au « multiculturel ». Si j’entends un de mes élèves dire qu’il « n’aime pas les Noirs », je le reprends devant toute la classe, et je le range ensuite Je ne fais pas d' »apprentissage de la citoyenneté ou de la démocratie ». J’exige seulement de mes élèves qu’ils se montrent respectueux entre eux.
Il m’arrive de leur rappeler solennellement qu’ils sont en classe pour travailler, que la cloche sonnée, les jeux sont terminés, qu’il est important de savoir se taire et rester tranquille, qu’il est grave de répondre à la place d’un autre, qu’il est de la dernière impolitesse de ne pas faire silence quand un camarade lit. Ils écoutent d’ailleurs ces discours avec beaucoup d’intérêt.
Bref, je refuse, parmi ce qui est recommandé officiellement, tout ce qui me semble inutile pour l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul.
Je suis relativement sévère, je souhaite que mes élèves travaillent bien, et je suis rétive aux nouvelles pédagogies. Sans me considérer comme une maîtresse à l’ancienne, je peux sans réserve me réclamer de Jules Ferry ou de Condorcet. Autant dire que je suis presque hors la loi. Mes élèves n’ont pas l’air traumatisés par ma façon de mener la classe.
Les élèves des autres classes qui ont séjourné dans la mienne un jour où leur maître était absent ne semblent pas effrayés quand ils reviennent, et en sont même parfois contents. Il est arrivé que l’on me confie des durs à cuire, et ces derniers n’ont pas eu l’air de trop souffrir de passer par mes griffes.
Ma façon de travailler ne me pose pas de problème avec les élèves. Mais elle m’en poserait avec la plupart de mes collègues si ces derniers en connaissaient les détails, parce qu’ils désapprouveraient ce que je fais et jugent nécessaire ce que je refuse.

La lecture

Le point qui choquerait le plus mes collègues est ma façon de mener l’apprentissage de la lecture. C’est dans ce domaine que j’ai travaillé le plus clandestinement. Pour préciser l’objet du crime, j’ai pris un manuel de lecture, et je ne pratique que la méthode syllabique depuis le début de l’année, ce qui n’est pas en accord avec les recommandations des textes officiels, et qui va contre les discours et les pratiques majoritaires.

Pour enseigner la lecture, mes collègues pratiquent la « méthode naturelle ». Ils ne donnent pas de manuel de lecture à leurs élèves. Un manuel ne sert qu’à « rassurer les parents », ou à « rassurer » le maître inexpérimenté, qui trouvera en lui une progression toute faite. Un manuel, du point de vue de ceux qui pratiquent la méthode naturelle, est par définition crétin. Il empêche les enfants d’accéder au « sens » de la lecture. Il est un frein à la créativité pédagogique, et il ne permet pas de pratiquer la « pédagogie différenciée ».

Prendre un manuel est donc signe de bêtise ou de lâcheté, ou au mieux de prudence et de modestie. Mais si l’on est audacieux, moderne et créatif, ou si l’on a l’expérience nécessaire, on se passe de cette béquille indigne. On fait alors lire les enfants sur des photocopies d’albums de jeunesse. Par ailleurs, les enfants « produisent » eux-mêmes des textes, ce qui est censé leur donner une motivation extraordinaire, et racontent qu’ils vont à la patinoire, au cirque, ou que Unetelle s’est blessée pendant la récréation. Ou encore, les élèves lisent sur des écrits dits « sociaux », comme les lettres des correspondants, ou celles du maître quand il est absent pour maladie.

Mes collègues comptent apprendre à lire à leurs élèves par la « méthode globale ». Ils font peu, ou pas c’est-à-dire qu’ils n’indiquent pas aux élèves le nom des lettres et la façon dont elles se prononcent, qu’ils ne leur font pas pratiquer la lecture des syllabes jusqu’à ce que celle-ci devienne un automatisme qui permette de se concentrer sur le sens de ce qu’on lit.

Les élèves sont sensés déduire d’eux-mêmes, à force de voir des mots où une même syllabe se retrouve, comment elle se prononce et de quelles lettres elle est composée. On commence par « lire » des textes, puis des mots, et enfin des syllabes. Les élèves font ensuite d’eux-mêmes la synthèse des lettres. La lecture commence donc par du par cÅence par « lire » des textes, puis des mots, et enfin des syllabes. Les élèves font ensuite d’eux-mêmes la synthèse des lettres. La lecture commence donc par du par cÅ“ur et par de la déduction de textes d’après contextes ou images, elle continue par de la reconnaissance de mots, se poursuit par l’identification des graphèmes, pour enfin aboutir à la lecture proprement dite. C’est du moins ce qui est sensé se passer. 

Pendant plusieurs mois, les élèves écrivent des mots qu’ils ne savent pas lire. Ils reconstituent des phrases avec des étiquettes sur lesquelles sont écrits des mots qu’ils doivent reconnaître.
La méthode « naturo-globale », quand elle est poussée à ce point, prétend faire faire à tous les enfants le parcours que feraient ceux qui apprennent seuls à lire, et donner à tous le « sens » de la lecture.
La veille de la rentrée, j’ai annoncé à mes collègues que je décidais de prendre un manuel de lecture et que je ne travaillerais donc pas « en équipe » avec eux. Ils se sont montrés compréhensifs : je débutais, j’avais besoin de me rassurer, et de rassurer les parents. Me rassurer était le dernier de mes soucis. Avoir comme premier poste un CP était déjà suffisamment vertigineux pour que je n’en sois plus à une inquiétude près.

Je n’ai jamais pensé non plus à rassurer les parents. Ces derniers ont effectivement de quoi être inquiets, me semble-t-il, quand l’enseignant de leur enfant travaille sans manuel, et c’est à bon droit, je pense, qu’un manuel les « rassure ». Mais je pense que ce qui les rassure réellement, c’est d’avoir affaire à un enseignant qui tient à ce que ses élèves apprennent, et de constater ensuite que leur enfant progresse.
Je n’ai décidé de prendre un manuel que parce que j’ai la conviction qu’il est important que les enfants aient un livre. Ce qui m’a été confirmé lorsque j’ai constaté que, du jour où ils ont eu leur manuel en main, mes élèves ont réellement commencé à décoller en lecture. Ils aiment leur manuel, bien qu’il soit abîmé par les élèves précédents, bien que les images et les textes ne soient que relativement intéressants. Ils ne lisent jamais aussi bien que sur leur manuel.

Ce que je n’ai pas annoncé à mes collègues, c’est que je pratiquerais la méthode syllabique. En d’autres termes, je comptais commencer par leur apprendre à lire et écrire les voyelles, puis les syllabes, en traitant une par une les consonnes, arriver progressivement ainsi aux mots, puis aux phrases, et enfin aux textes, dans l’idée que la lecture courante s’obtient après un apprentissage progressif et un entraînement quotidien.

 Choisir d’enseigner la lecture sur un manuel par la méthode syllabique tient aujourd’hui de l’hérésie. Quel que soit le degré où on la pousse, que l’on prenne un manuel ou non, et quelle que soit l’importance que l’on accorde ensuite à la lecture des syllabes, il faut faire de la lecture globale, au moins au début, pour donner aux élèves le « sens » de la lecture, ceci ne souffre plus discussion. 
En annonçant de quelle manière je comptais procéder, j’aurais endossé l’étiquette de maîtresse rétrograde, et j’aurais perdu tout crédit pour l’année. J’ai jugé qu’il était inutile d’ajouter des difficultés à celles d’un début de carrière, et j’ai préféré cacher une bonne partie de mes intentions. 
J’ai en revanche présenté aux parents, qui apparemment ne sont pas au courant du problème, la façon dont je comptais travailler, lors d’une réunion en début d’année. J’ai ajouté que de mon point de vue la lecture ne devait pas traîner au-delà du CP, et qu’apprendre à lire me semblait à la fois extraordinaire et normal, et la première préoccupation en classe de CP. Ils se sont montrés non pas rassurés, parce qu’ils arrivaient sans crainte, mais satisfaits.

Restait à trouver le manuel. Si j’avais pu, j’aurais pris la méthode Boscher, La journée des tout-petits, qui date de 1958, et qui me semble inégalée. Tous les graphèmes du français écrit y sont abordés, et la progression, logique et astucieuse, permet aux enfants de lire des mots au bout de quelques jours, et des phrases au bout de quelques semaines. Mais cette méthode est aussi, pour les tenants des pédagogies modernes, le symbole de l’école à l’ancienne, qui ne sait pas former de « bons lecteurs ». Je n’aurais pas plus effrayé mes collègues en introduisant le diable à l’école qu’en adoptant la méthode Boscher. Il me faudra attendre d’avoir quelques années de métier pour pouvoir me lancer dans cette hérésie supplémentaire.

Je n’avais aucun crédit pour acheter des manuels. J’ai donc dû choisir parmi ceux qu’on pouvait me prêter, dans des écoles où travaillaient des amis. J’ai fini par emprunter un lot de Ratus, manuel dont la méthode est affreusement syllabique pour un partisan de la méthode globale, mais est terriblement globale pour un convaincu de la syllabique.

Les débuts ont été rudes. J’accumulais les difficultés, qui s’ajoutaient à celles, normales, d’un débutant. Je ne connaissais pas toutes les difficultés qui peuvent faire buter les enfants dans la lecture. Certains enfants par exemple n’entendent pas le « a » dans « chat », mettent de longues semaines pour comprendre l’accrochage consonne-voyelle, et ne passent que très difficilement de la lecture des syllabes à celle des mots.

Si j’avais été prévenue de ces difficultés, et de quelques moyens d’y remédier, j’aurais gagné un temps précieux. Mais sur les 800 heures de formation annuelles à l’IUFM, nous avions autre chose à faire.
Je n’ai pu me procurer Ratus qu’au bout de trois semaines de classe. Je me suis donc inspirée de Boscher, pour commencer. Il m’a donc ensuite fallu faire se rejoindre progressivement la méthode commencée sans manuel et la méthode Ratus, ce qui n’a pas été évident.

Ratus est une méthode semi-globale. Chaque page comporte un texte, une illustration du texte, des lignes de syllabes et des listes de mots. Mais les textes ne sont pas lisibles par les élèves avant quelques mois. Ils sont sensés les « lire » grâce à l’image, la mémoire, la déduction et la reconnaissance de mots. Par ailleurs les premières consonnes : f, s, ch, v, j, ne sont pas celles qui permettent de constituer rapidement des mots ou des phrases, et leurs sonorités sont assez proches pour être confondues.

La critique adressée à la méthode syllabique par les partisans de la méthode globale, à savoir qu’elle n’a « pas de sens », est ici justifiée, puisque si on suit la progression de Ratus en ne faisant que du syllabique, le moment où les enfants quittent la lecture des syllabes pour commencer celles des mots et des phrases est repoussé assez loin dans l’année.

Je n’aurais pas pu pratiquer ne serait-ce que partiellement la « méthode globale ». Il me semble scandaleux de demander à un enfant de reconnaître un mot au lieu de le lire, et de lui masquer ainsi la vraie nature de la lecture. Je n’ai autorisé la lecture globale que pour les noms propres des personnages du livre. J’ai dû ensuite casser le réflexe global que certains avaient pris.
Les choses auraient aussi été plus faciles pour moi si je n’avais pas eu à camoufler la façon dont je travaillais, si j’avais pu en parler librement à mes collègues, récolter quelques conseils. Dans les premiers temps, j’effaçais les lignes de syllabes de mon tableau à chaque intercours.
Toutes ces difficultés m’ont empêchée de pratiquer la méthode syllabique de la façon la plus efficace. Mes élèves apprennent à lire, mais moins vite qu’ils auraient pu. 

Mon collègue IMF

Un de mes collègues de CP, arrivé cette année dans l’école, est Instituteur-Maître-Formateur (IMF) : maître d’école une moitié de son temps, et formateur en IUFM l’autre moitié.

Il claironne dans la salle des maîtres qu’il ne « fera pas de code » de l’année avec ses élèves. Il ne pratiquera pas de méthode syllabique, et n’indiquera même pas à ses élèves le nom des lettres. Que ces derniers se débrouillent donc comme ils peuvent pour apprendre à lire. Ce collègue claironne aussi que par ce choix, il est « hyper minoritaire », et il ajoute : « s’il n’en reste qu’un, je serai le dernier ». Je crains que la majorité des ses élèves n’apprenne pas à lire de cette façon. Mais il déclarera certainement en fin d’année qu’ils n’étaient pas « mûrs pour la lecture ». Ceux qui apprendront à lire malgré tout, et dont il dira qu’ils étaient « mûrs pour la lecture », seront ceux qui auront appris tout seuls, ou dont les parents auront pris le relais, en utilisant par exemple la méthode Boscher, qui se vend actuellement comme des petits pains dans les supermarchés.

Cet IMF n’est hyper minoritaire que dans la mesure où il représente la pointe extrême de la tendance actuellement hyper majoritaire dans l’Education Nationale. Tous les textes lui donnent raison. Il est porté aux nues par l’Inspection. Lors de la réunion de prérentrée, on avait conseillé à la débutante que j’étais de profiter de sa présence enrichissante au sein de l’école.  

Il est par ailleurs relativement inculte. Victor Hugo n’a pas écrit : « S’il n’en reste qu’un, je serai le dernier », ce qui aurait été un peu stupide, mais « s’il n’en reste que dix, je serai le dixième, et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ». Ce qui me donne à penser que les partisans extrémistes de la « méthode globale » n’aiment pas lire, ne lisent pas, n’ont jamais lu, et par conséquent ne tiennent pas tellement à enseigner la lecture à leurs élèves.  

Les premiers jours, pour me mettre à l’aise, mon collègue IMF m’a gentiment précisé que je ne devais pas le considérer comme IMF, mais seulement comme collègue. Je n’avais donc rien à craindre de sa supériorité professionnelle.

Il parle comme un tableau. Quand on lui pose une question, il répond comme si on avait appuyé sur un bouton. Les réponses jargonneuses fusent et durent. Il aime parler. Il parle fort. Il tourne toujours longuement autour du pot.

Il parle de l’autorité, de l’évaluation, des cycles, des projets, du projet d’école. « Un prof qui est autoritaire est un prof qui a peur des enfants. » « L’école, c’est pas contraignant. » « La lecture, c’est de la communication, c’est ce qui donne sens au fait d’apprendre à lire aux enfants. » Il cite Meirieu. Ses élèves ne se rangent pas parce que ce n’est pas important. Il les appelle en leur disant : « hé, les gars ».  
Je reconnais qu’il les aime et leur porte attention. Il peut avoir une réelle autorité auprès des enfants difficiles. Il est par ailleurs un collègue sympathique et attentionné. Il entre dans ma classe sans frapper, pour me taquiner, mais très peu souvent, et il ne m’a jamais ennuyée dans mon travail. Je ne sais s’il désapprouve ce que je fais que par les discours qu’il tient et les petites moqueries qu’il m’adresse. Nous sommes tombés d’accord sur certaines choses. 

Il est maître en CP. Il va imposer ses pratiques aux collègues les plus jeunes, avec la bénédiction de l’Inspection et de la directrice qui lui fait confiance. Je pense que nombreux parmi ses élèves sont ceux qui n’apprendront pas à lire correctement, puisqu’il ne leur donne pas les bases de la lecture. Il passe beaucoup de temps dans les à-côté pédagogiques que sont les conseils d’enfants, les rencontres avec la maternelle, les apprentissages des compétences transversales, et il y réussit bien. Mais logiquement, le temps des apprentissages scolaires en est réduit, et le niveau des élèves ne peut qu’en pâtir.

Il garde ses élèves deux ans. Il impose donc aux maîtres de CE2 d’adapter leurs pratiques au niveau de ses élèves et à ceux qui auront eu droit aux mêmes pratiques. Le niveau va baisser. Les élèves seront de plus en plus largués scolairement, mais on dira que les enfants changent, et qu’il faut adapter la pédagogie à leurs nouveaux besoins. C’est toute l’école qui d’année en année devra le suivre. Dans quelques temps, il aura en quelque sorte fait main basse sur l’école. 

Pendant deux ans encore, il trouvera une résistance en la personne d’une maîtresse qui a trente ans de carrière, qui ne prend que des classes de CP et de CE1 depuis des années, et qui tient à ce que ses élèves maîtrisent la lecture syllabique.

Si je regrette de ne plus être dans cette école l’an prochain, c’est en partie parce que je n’assisterai pas aux empoignades entre cette collègue et lui. 

Les conseillères pédagogiques.  

En tant que sortante de l’IUFM je suis suivie, pour un an, par deux conseillères pédagogiques. Elles étaient censées venir une fois par mois dans ma classe, pour m’aider, et préparer ainsi ma première inspection, à laquelle tout PE3 (professeur des écoles troisième année : sortant de l’IUFM) a droit. J’ai eu trois visites en tout.

La première était le jour de la rentrée. Les deux dames ne m’avaient pas avertie de leur venue. Elles sont entrées dans ma classe par la porte du fond, par laquelle je ne vois pas les gens entrer, sans frapper.  
Assise au fond de la classe avec mes élèves pour le début de la journée, j’ai soudain vu les deux conseillères pointer leurs têtes, et me dire, sans avoir salué mes élèves, qu’elles venaient voir « si les choses se passaient bien ». J’ai souri pour dire oui, pour les faire disparaître de toute urgence, parce que je craignais que mes élèves, qui montent en tension très vite, ne se dissipent le temps que je leur parle. Voyant que la classe n’était pas sens dessus dessous, elles sont reparties.

Entrer dans ma classe de cette façon, sans prévenir, par la porte du fond, sans frapper, sans dire bonjour à la classe, est une des spécialités des plus modernes de mes collègues. Ils sont deux sur l’école à m’avoir joué ce tour. L’une d’eux s’est vexée que je lui demande de revenir un jour où je serais prévenue, par la bonne porte et en frappant. Les pédagogues modernes sont des gens cools, sympas et informels.  
Les conseillères pédagogiques sont ensuite venues une fois chacune dans ma classe, une demi matinée suivie d’un entretien pendant la récréation. Je faisais des séances adaptées, pour masquer autant que possible mes choix pédagogiques. Je me restreignais au niveau de l’exigence de discipline. Je ne donnais par exemple aucune punition devant elles.  

Chacune est repartie satisfaite, m’encourageant à continuer, et appréciant la « bonne tenue du groupe ». Elles étaient à ce point satisfaites qu’elles m’ont considérée prête pour l’inspection dès le début du mois de mars, lors de la troisième visite.  

Toutes les six semaines, les deux conseillères pédagogiques « invitent » tous les PE3 de la circonscription à des réunions. Ces réunions ne sont pas obligatoires, mais nous devons venir, puisque nous avons besoin d’être aidés. On ne nous dit pas ce qui nous menace, si nous ne venons pas. On laisse seulement planer que…  

Nous devons être à l’heure. Quand on termine sa journée à 16h30, qu’il faut faire quelques rangements dans la classe, dire quelques mots à un parent d’élève, ensuite prendre un bus pour aller à l’autre bout de la ville, et enfin chercher dans les rues le lieu de la réunion qui change à chaque fois, il n’est pas facile d’arriver à 17 heures. Qu’à cela ne tienne, arrangeons-nous, comme des bons amis, pour organiser les transports dans les voitures des uns et des autres, ce qui ne fera qu’ajouter à l’aspect convivial de ces réunions, à quoi les conseillères tiennent tant, la preuve en est que toutes les réunions comprendront pause café et petits biscuits. En outre, pour nous mettre à l’aise, elles nous tutoient et entendent que nous les tutoyions aussi. Je les ai vouvoyées toute l’année. 

Je n’ai pas envie d’entretenir des rapports conviviaux avec mes conseillères pédagogiques, alors je prends le temps de boucler ma classe, de parler aux parents, de prendre le bus, de chercher l’école. Je suis arrivée en retard à toutes les réunions.  

A mon troisième retard, je me suis fait gronder. J’ai hésité à leur expliquer que puisque je faisais l’effort de venir à des réunions facultatives et relativement inutiles, au prix de perdre un temps précieux sur mon travail ou d’annuler des rendez-vous importants, je prenais assez mal de me faire accueillir de la sorte pour une demi-heure de retard qui me semblait de surcroît inévitable, et que dans ces conditions, je ne viendrais plus, et d’ailleurs je commençais en partant tout de suite. Je n’ai pas eu ce cran.  
J’ai seulement demandé, en fin de séance, si les réunions avaient un caractère obligatoire. La réponse était non, comme je voulais l’entendre. J’ai alors déduit tout haut que quelqu’un qui trouverait dans ses relations une aide qui lui conviendrait pourrait décider de ne pas venir aux réunions. Il m’a été répondu que ce quelqu’un devrait venir quand même. Je les ai prévenues que j’aurais un empêchement pour la réunion suivante.  

Ces réunions, comme les trois visites, m’ont très peu apporté. J’ai glané quelques idées et j’ai profité de l’oreille de la plus attentive de ces deux dames pour raconter un peu ma classe, ce dont tout instit débutant a relativement besoin, pour se mettre les idées au clair 

L’inspecteur.

J’ai été inspectée le 30 mars. J’ai mis deux mois à retrouver la confiance et la joie que me procure le métier en temps ordinaire.

Les conseillères pédagogiques m’avaient jugée prête pour l’inspection. On m’avait parlé de l’inspecteur comme d’un homme « ouvert et sympathique. » Je n’étais pas mécontente d’être inspectée. Pour l’avoir rencontré plusieurs fois, je n’aimais pas l’inspecteur, mais je n’avais rien contre sa fonction. Tout devait donc bien se passer.

Les conseillères pédagogiques m’avaient félicitée pour la « bonne tenue du groupe », je pensais donc que je n’avais pas à cacher ma façon de tenir ma classe. Je me suis seulement abstenue de donner des punitions.

J’ai décidé de faire les mêmes séances que d’habitude : de l’écriture pour commencer la journée, des mathématiques pour continuer, et une séance de lecture après la récréation, avec le groupe des meilleurs lecteurs, pendant que le reste de la classe travaillait sur un livre avec une autre maîtresse. J’ai conduit mes séances comme je l’avais fait jusqu’alors. Il me semblait être trop avancée dans l’année pour pouvoir cacher mes pratiques.

Je n’ai pas mesuré à quel point la présence de l’inspecteur dans ma classe allait me troubler. Si en temps normal, je sais improviser quand je constate que la leçon ne prend pas, j’en suis incapable si quelqu’un m’observe. Cela me rend aussi plus nerveuse, plus lente à réagir, et il peut m’arriver de perdre le fil de ma leçon. Mes élèves se dissipent alors plus vite, et il me faut les reprendre plus souvent. C’est ce qui s’est produit le jour de l’inspection.

L’inspecteur m’a trouvée excessivement sévère. C’est la première chose qu’il a notée dans son rapport :
« Enseignante sortant de l’IUFM, Mlle * n’a pas su, pour le moment, trouver le bon positionnement face à des élèves de CP. L’excès de rigueur dont elle fait preuve nuit fortement aux apprentissages des enfants puisque l’importance qu’elle accorde à leur comportement et les ruptures et attentes qui en découlent sont, entre autres problèmes, une source de perte de temps considérable. »

Il n’a pas apprécié non plus mon enseignement : « Par ailleurs, la réflexion sur les apprentissages est encore trop peu approfondie, et tout particulièrement ce qui concerne la lecture. Il ne s’agit manifestement pas d’un manque d’intérêt ou de travail, mais d’une difficulté à construire, ou respecter, les rôles d’un enseignant (sic). Certaines attentes de l’Institution ayant été rappelées durant l’entretien, j’invite Mlle * à lire régulièrement dans le B.O.E.N. tout ce qui concerne l’enseignement des disciplines, et d’attacher (sic) tout particulièrement son attention à l’esprit qui s’en dégage. Des ajustements très substantiels sont attendus. »

L’inspecteur s’est montré désagréable dès les premières minutes. Tout le temps où il est resté dans ma classe, il ne pouvait m’adresser la parole sans prendre le ton le plus sec possible.

Il voulait revenir pour l’entretien entre 16h et 17H. J’étais chargée de surveiller l’étude entre 16h30 et 18h. Il a proposé une solution : « Faites-vous remplacer. » Chaque fois que j’ai eu à me faire remplacer pour l’étude, je m’y suis prise deux semaines à l’avance. Les collègues ne sont pas facilement disponibles. Se faire remplacer signifie aussi perdre une heure et demie de salaire. Mais l’inspecteur ignore ces détails.

Je suis sortie cinq minutes et lui ai annoncé que personne ne pouvait me remplacer. L’entretien a donc eu lieu entre 14 et 15 heures. J’en suis sortie assommée pour plusieurs semaines.
Il a magnifiquement commencé : « Je voudrais vous connaître un peu mieux. Que pensez-vous de vous ? » Tout ce que je fais dans ma classe avec la conviction de bien faire est précisément ce qu’il a jugé catastrophique.

Il n’en est pas revenu que j’aie pris Ratus comme méthode de lecture. Je n’avais donc pas appris à l’IUFM que des nouvelles méthodes avaient été mises au point ? Mes collègues ne m’avaient donc conseillé en rien ? Avec Ratus, mes élèves ne sauraient pas lire. Ratus est une méthode affreusement syllabique, qui ne fait aucun travail sur le sens. Les chiffres prouvent que l’on n’apprend pas à lire avec la méthode syllabique. J’avais de la chance qu’il soit ouvert et tolérant, parce qu’un inspecteur ordinaire serait déjà parti en claquant la porte. Il était aberrant de suggérer aux élèves d’utiliser une règle pour se repérer dans les lignes du texte et stupide de faire lire à haute voix. On ne comprend rien quand on lit à haute voix.

J’ai osé répondre, ce qui n’a pas arrangé ma situation.

Mes élèves avaient lu devant lui. Ils avaient même répondu à des questions qu’ils avaient lues eux-mêmes. Un de mes élèves avait hésité sur une question complexe : « Est-ce que le cousin de Ratus pense que la maison de Ratus est sale ? », mais une fois la question décortiquée, il avait répondu correctement. L’inspecteur en avait déduit qu’il n’avait pas compris le texte. Le texte était relativement difficile, contenant des graphèmes récemment étudiés, et mes élèves le lisaient pour la première fois. Ils n’avaient pas tous lu avec une aisance parfaite, mais ils avaient tous lu, et compris.

Mais l’inspecteur n’a vu que ce qu’il a voulu voir. Je lui ai demandé où étaient les chiffres dont il me parlait. Il n’a pas répondu et pour cause : ces chiffres n’existent pas.

Je lui ai fait remarquer que j’avais appris à lire avec la méthode syllabique. Selon lui, j’avais eu de la chance de naître dans un milieu favorable.

« Lire, c’est donner du sens », a-t-il affirmé. Ce n’était pas plutôt comprendre ? Non. « On dit : ‘donner du sens’. ». Il faut savoir ce qu’on va lire avant de lire. Par exemple, on sait qu’on lit un roman, ou une recette de cuisine, grâce à des indices qu’il faut apprendre à reconnaître, et cela permet de « donner du sens » et de lire. Et le fait qu’entre deux romans, il y ait parfois un gouffre de différences ; qu’une fois qu’on sait qu’on lit un roman, on ne sait pas grand chose ; qu’on découvre parfois, en lisant, que ce qu’on prenait pour une recette de cuisine est un poème ; et que la lecture est souvent une surprise, une découverte radicale ? Cette dimension de la lecture est inconnue de l’inspecteur.

J’ai précisé que j’étais soucieuse que mes élèves lisent en comprenant, que j’étais intimement convaincue que savoir lire était de la plus grande importance, et que je pensais donc que d’une manière ou d’une autre je transmettrais le souci du sens et l’idée de l’importance de la lecture à mes élèves.

Il m’a donc demandé : « Le mariage, c’est important, pour vous ? » Interloquée, j’ai répondu non, et il s’est lui-même retrouvé tout bête. « C’était un mauvais exemple. La mort, c’est important pour vous ? » Toujours interloquée, j’ai répondu oui. « Je voulais vous faire remarquer, a-t-il conclu, que même quand on considère qu’une chose est importante, on peut ne pas savoir la transmettre. » C’était donc ça. Je le lui accorde : on ne peut pas enseigner la lecture n’importe comment, par exemple.

« Quand vous lisez, m’a affirmé l’inspecteur, vous reconnaissez les mots, vous ne voyez pas les lettres ». La méthode syllabique est donc selon lui une aberration. J’ai répondu que personnellement, je voyais toutes les lettres de tous les mots que je lisais.

« Ecrivez-moi ornithorynque », m’a-t-il ordonné. J’ai obéi en précisant que je n’étais pas certaine de la place du h et du y. « Vous voyez bien, a-t-il triomphé, que ce n’est pas important. » « Mais c’est un mot rare », ai-je protesté. « Tous les mots sont rares », a-t-il tranché. Pour conclure, j’étais à un moment charnière de ma carrière. Ou bien je continuais comme cela, et ma prochaine inspection se passerait « beaucoup plus mal », ou bien je me mettais à réfléchir, et je lisais Foucambert, entre autre, pour prendre des positions plus raisonnables.

« Mais il me semble que la question de la méthode d’apprentissage de la lecture fait l’objet d’un débat », ai-je remarqué. « Non, madame, c’est fini, a-t-il répondu, il n’y a plus de débat. Maintenant on sait. Il y a des limites à la liberté pédagogique. Vous devez appliquer des méthodes établies scientifiquement. Je ne comprends pas comment on peut encore utiliser Ratus. » Il fallait que je sache : « Est-ce que Ratus est interdit ? ». « Bien sûr que non, s’est-il récrié, comme vous y allez, nous ne voulons pas faire changer les gens de façon autoritaire, nous préférons chercher à les faire réfléchir. » Je préfère qu’on m’impose des choses et qu’on me laisse choisir de réfléchir quand j’en ai envie, mais je ne le lui ai pas dit.

J’étais par ailleurs beaucoup trop portée sur la discipline. J’y consacrais trop de temps, à se demander si je n’étais pas maniaque. J’avais affaire à des enfants, et il était normal qu’ils balancent les pieds sur les bancs pendant l’appel, qu’ils parlent, qu’ils se lèvent, et ce n’était pas grave qu’ils ne se mettent pas en rang.

L’important, c’était les apprentissages. Le calme dans la classe devait venir de l’intérêt pour les activités proposées. « Ce n’est pas vous qui faites la loi dans la classe », a-t-il laissé échapper dans la foulée. Les élèves doivent apprendre sans se rendre compte qu’ils apprennent, comme en jouant, sans contrainte. L’inspecteur ne sait pas que des enfants de six ans partent très vite dans le jeu et l’excitation, et qu’il vaut mieux ne rien laisser passer pour garder sa classe au calme.

Si je laisse mes élèves balancer leurs pieds sur les bancs, j’ai une bagarre dans les cinq minutes. Si je les laisse prendre la parole sans lever la main, ou se lever, toute la classe est debout en train d’hurler avant que j’aie eu le temps de réagir. Quant à les laisser circuler dans l’école sans qu’ils soient rangés, je ne peux pas l’envisager. Je ne vois pas comment je pourrais franchir en toute sécurité trois portes et un escalier avec une vingtaine d’enfants qui courent et crient dans les couloirs, et qui n’entendraient même pas une alerte au feu. Sans compter qu’une chute dans l’escalier est vite arrivée.

Par ailleurs, je supporte mal le bruit et le remue-ménage. Pour mon confort personnel, je demande donc à mes élèves de se taire et de rester tranquilles. Et ils s’y plient sans difficulté. La discipline me prend peut-être trop de temps, mais je pense que le mal vient plus de mon manque d’expérience que d’une rigueur maniaque. Je dois être d’autant plus sévère que mes séances ne sont pas au point. Dès que j’hésite, mes élèves se dissipent et je dois les reprendre.

Ce n’est pas l’inspecteur qui m’a aidée à pallier ce manque.

De tout ce qu’il m’a dit, j’ai retenu quelques points : il vaut mieux tenir le registre d’appel, afficher l’emploi du temps, dater toutes les feuilles d’exercices et faire apparaître les énoncés, être très vigilant sur l’orthographe de tout ce qu’on écrit, faire du calcul mental tous les jours, manipuler en mathématiques, chercher à gagner du temps ; en lecture, faire lire des albums aux enfants le plus tôt possible.Il aurait aimé que je le rappelle en mai pour lui dire où j’en étais dans ma réflexion.

Il m’a promis de m’envoyer son rapport en urgence. Je l’ai reçu le 25 juin. Celui-ci se présente d’abord en un tableau de 55 items et de 6 colonnes : « Points observés », « Très bien », « Bien », « Moyen », « Insuffisant », « Remarques ou conseils ».

Voici quelques morceaux choisis de ce tableau de trois pages :

 

Disposition des tables : moyen. En position frontale face au tableau, cela ne favorise donc guère la communication entre les enfants, et le travail de groupe.

Utilisation des cahiers (autonomie, recherche, périodicité) : moyen. Les cahiers sont trop sacralisés, ils ne sont pas des outils pour apprendre mieux mais des objets importants par eux-mêmes.

Présence de consignes ouvertes : insuffisant. A développer, où est la part d’imagination de l’enfant, sa marge de manœuvre ?

La suite du rapport est un texte verbeux rédigé pour une grande part en style oral, et comprenant quelques fautes de syntaxe. L’idée centrale en est que je suis une maîtresse affreusement autoritaire, qui ne réfléchit pas assez ses démarches d’apprentissage et qui fait des choix aberrants en matière d’enseignement de la lecture.

J’en reproduis ci-dessous quelques passages. Je respecte à la virgule près les formulations de l’inspecteur.

Séquences observées :

– Après avoir installé leurs affaires, les enfants sont réunis à 8h45 pour différentes formalités : présence, cantine, date,…C’est trop tardif et aussi uniquement fonctionnel. Il conviendrait que les enfant soient davantage incités à faire des phrases, à formuler des pensées complexes,… Sans transition, ils sont invités à lire les différents mois de l’année qui sont affichés avec leur numéro de rang
– Les enfants s’exécutent mais manifestement le sens de cette activité leur échappe.
– Une présentation minimale de l’intérêt de celle-ci par la maîtresse aurait été bienvenue.
– De retour à leur place, ils doivent colorier la case du 30 mars dans leur calendrier personnel.
– Il est 9h10, force m’est de constater que les enfants, hormis peut-être le déroulement des mois de l’année, n’ont rien appris de nouveau pour l’instant.
– La gestion du temps doit être revue en profondeur
– Deux enfants désignés par la maîtresse distribuent les cahiers d’écriture.
– Les élèves sont invités à lire les mots » inscrits au tableau. Il y a un mélange entre des mots et des graphèmes (dont certains qui ne présentent aucun intérêt tels « ei » ou « an » ou sont même des pièges comme « bra » ou « choi »). « 
Je précise ici que mes élèves devaient d’abord lire des syllabes, et non des mots ou des graphèmes, puis des mots, et pour terminer une phrase simple, avant de copier tout cela sur leur cahier d’écriture. Je n’avais fait aucun « mélange » ni évidemment tendu aucun « piège ».
– La façon dont est menée cette activité renvoie à la question esentielle (sic) : pourquoi écrit-on ? S’agit-il surtout de la maîtrise d’un geste graphique ?
– La maîtresse passe de table en table, apprécie le travail de l’un, de l’autre, reprend l’un ou l’autre sur son « comportement ». En toutes choses les enfants n’ont guère la parole.
– Bien sûr l’inactivité intellectuelle dans laquelle ils sont confinés les entraîne à bouger un peu. (…)
– Dans chaque situation, les enfants travaillent sous la contrainte de la maîtresse, plus soucieuse d’une rigueur comportementale (il n’y a guère de bruit dans cette classe !), que préoccupée, non pas des difficultés des élèves, mais d’en comprendre l’origine (…)
– Après diverses pertes de temps liées au fait que la maîtresse tient absolument à ce que les 8 enfants présents se comportent correctement, ce qu’ils ne peuvent faire puisqu’ils s’ennuient et que les activités ne font pas sens pour eux, les élèves lisent un texte de leur livre de lecture (« Ratus »)
– Ils doivent suivre avec la règle ». Quel type de lecteurs est-on en train de construire ?
– A aucun moment il ne sera question du sens (d’ailleurs y en a-t-il dans Ratus ?). Tout le discours de la maîtresse traite de la prononciation des sons, qui a certes son importance dans une lecture orale, mais ne construit que très partiellement les fonctions sociales de la lecture et donc les autres prises d’indices à mettre en oeuvre
– L’activité se termine par une série de Vrai ou Faux tirée du livre. Les enfants participent avec entrain, mais très irrégulièrement. Enfin, répondre Vrai ou Faux ne peut suffire. Il faut que les élèves soient incités à justifier leur réponse, qu’un débat s’installe si besoin, que des arguments soient échangés,…

Entretien : (…)

– ne pas toucher les enfants. Il convient qu’ils respectent la parole de l’adulte. Il n’est donc nul besoin d’accompagner le geste à la parole (sic). (…)
– l’existence d’une trop grande rigueur pour des élèves de CP ! On ne peut exiger d’enfants qui viennent de maternelle de se taire en permanence, de ne pas bouger, de ne pas se lever, … Outre qu’il s’agit là d’exigences trop rigoureuses pour des enfants de cet âge, les remontrances, les remarques, les rappels à l’ordre, … nécessairement fort nombreux cassent le rythme des activités, ce qui fait que les enfants, inoccupés, s’ennuient, donc ont tendance à s’agiter et au final à s’attirer des remontrances (sic), etc. On l’aura compris, cette attitude est éminemment contre-productive ! (….)

– une discussion a également porté sur le choix de la méthode de lecture opéré par cette jeune maîtresse (en l’occurrence, « Ratus »). Je déplore, encore une fois, qu’il ait été confié un CP à une enseignante débutante, d’autant plus que Mlle * affirme n’avoir eu qu’un cours à l’IUFM sur la lecture (mais alors, compte tenu des enjeux, est-il raisonnable d’avoir accepté ce niveau ?).
L’inspecteur m’avait lui-même confié ce CP, le jour de la prérentrée. Il savait que je débutais, et m’a même précisé : « Quand vous arrivez dans l’école, dites bien que vous venez pour le CP et pas pour le CE1, que je ne suis pas encore certain d’ouvrir. »

– Sur le fond, j’invite Mlle * à lire sans tarder le rapport de l’Observatoire national de la lecture consacré au cycle II (édition Odile Jacob). Lire est avant tout donner du sens à un écrit. La prise de risque que cela représente pour les enfants doit être encouragée. Ensuite, pour réussir, les élèves doivent être outillés, depuis la démarche de la prise d’indices (quel texte lit-on, quels sont les mots connus, quels sont les graphèmes connus, …?), jusqu’aux exercices de systématisation, ce qui implique que de nombreux outils variés et évolutifs soient construits avec eux. Exemples : une affiche reprend tous les graphèmes qui représentent le son « e » avec un ou deux exemples de mots rencontrés pour chaque. Cette affiche est préparée par les enfants, elle est disponible en permanence, et ils sont encouragés à l’enrichir. (…)
– enfin, pour terminer, il a été abordé les différentes sources de motivation des enfants (sic). La simple parole des adultes ne peut suffire à capter l’attention des élèves. Il conviendra de réfléchir à l’intérêt que peuvent présenter, suivant les circonstances, la curiosité, l’émulation, le plaisir, l’envie de grandir pour agir sur le monde,…

– Lecture conseillée : Evelyne Charmeux, Université de Toulouse »
Mes collègues ont été surpris d’apprendre que mon inspection s’était mal passée, et choqués que l’inspecteur m’ait reproché ma façon de tenir ma classe. Ils avaient apprécié, eux, que ma classe soit calme, et ils savent qu’une classe bascule vite dans le chahut. Ils ignoraient que l’inspecteur avait des positions aussi tranchées, et des façons aussi désagréables. Sa réputation a pris ce jour-là un petit coup dans l’aile.

 

Mes collègues se sont quand même inquiétés, pour la première fois, et en particulier la directrice, de mes choix en matière d’apprentissage de la lecture. Il m’a fallu faire assaut de diplomatie et de manifestation d’ouverture d’esprit pour rassurer tout le monde.

L’inspecteur avait inspecté une semaine plus tôt une collègue de l’école qui est à deux ans de la retraite. Elle l’avait trouvé charmant, il ne lui avait fait que des compliments et lui avait mis la meilleure note possible. Cette collègue est pourtant plus stricte que moi. Elle exige plus de silence et d’immobilité attentive que moi. Son autorité est tellement assise que sa classe est en rang dès qu’elle apparaît dans la cour. Elle donne des punitions. Le jour de son inspection, elle a assis de force un de ses élèves et lui a ordonné de ne plus bouger sur un ton sans réplique. L’inspecteur ne lui a fait aucune remarque sur ce point.

Il est connu pour filer doux avec les maîtres expérimentés, pour être gentil avec ceux qu’il sent influençables, et odieux avec les débutants qui ont un minimum de répartie. Il ménage ceux qu’il ne changera pas et qui ont des arguments, et qui sont en outre susceptibles de passer directeur un jour ou l’autre. Il vient mettre au pas les débutants, par le charme, ou par l’intimidation.

La correction n’est pas son fort.

Il doit inspecter les débutants dans leur première année. En général, il vient à la fin du mois de juin, de préférence un jour de piscine ou de pique-nique, ou encore, pour ceux qui exercent à mi-temps, les jours où ils ne travaillent pas. Il décommande trois ou quatre fois à la dernière minute avant de venir enfin. Pour les collègues non débutants, il décommande plusieurs fois, et finit souvent par ne pas venir du tout.

La légalité non plus n’est pas son fort. Souhaitant qu’elle jette un œil sur mes pratiques, il a demandé à la directrice de lire mon rapport. Renseignements pris, il n’en avait pas le droit.

Pire, il a déscolarisé un élève de mon école. Cet enfant semait la pagaille dans sa classe. Sa maîtresse et la directrice avaient mis au point une combine : changer l’enfant d’établissement, sachant que ses parents ne l’emmèneraient pas dans sa nouvelle école, trop éloignée pour eux. L’enfant ne voulait plus aller à l’école, de toutes façons. Il n’avait plus de « projet scolaire ». Cette solution ne ferait que des heureux. L’inspecteur a trouvé l’idée parfaite et a donné son accord.

Conclusion.

Ma situation n’est pas exceptionnelle. Je n’ai pas été exceptionnellement mal formée à l’IUFM. Les débutants arrivent dans le métier passablement démunis et doivent souvent revoir les discours dont on les a abreuvés pendant leur formation.

En matière d’enseignement de la lecture, mes collègues ne sont pas particulièrement extrémistes. Les pratiques qu’ils adoptent sont majoritairement répandues, et ils ne font qu’appliquer les recommandations des textes officiels. C’est aussi de cette manière que l’on apprend à « enseigner » la lecture dans les IUFM.

Partout les dogmes de la pédagogie moderne, établie par les « sciences de l’éducation », sont repris par les enseignants. Les nouvelles pratiques sont de plus en plus fréquentes : travail en groupe, pédagogie différenciée, travail par cycle, absence de redoublement, importance grandissante accordée à la « vie de la classe », « conseils d’enfants », travail en réseau avec les maternelles et les collèges, travail en équipe, travail par projets, projets d’établissement.

L’inspecteur à qui j’ai eu affaire n’est pas particulièrement odieux et stupide : il est impossible d’obtenir un poste d’inspecteur sans partager les idées de la pédagogie moderne, et les inspecteurs sont nommés pour veiller à l’application de ces dernières.

Il reste encore possible d’enseigner, malgré ce contexte défavorable. Les enfants restent des enfants, et les méthodes judicieuses fonctionnent normalement.

Mais il est de plus en plus difficile de protéger sa classe de l’invasion des nouvelles pratiques, et d’exercer son métier selon ses propres principes.

R. B. – novembre 2001

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