Une classe vouée a l’échec

Je remarque seulement qu’il est des propos qui se tiennent entre enseignants mais qui ne sortent pas des salles des professeurs, sans doute parce que, au milieu des discours autorisés, ils pourraient paraître hérétiques ou incorrects. Je crois pourtant qu’ils méritent mieux et c’est pourquoi, sans me présenter en porte-parole de quelque majorité silencieuse, je pense que beaucoup pourront se reconnaître dans ce que j’écris.

Voilà pour moi. Pour les autres – les collégiens, le menu peuple des galériens -, la réponse est plus complexe. C’est à eux que j’entends consacrer l’essentiel de cet essai, même si, leurs destins étant liés, je parle aussi des enseignants. Le sort des adultes est au fond secondaire: l’école est faite pour les enfants, non pour leurs maîtres, et c’est la situation des élèves qui me préoccupe avant tout. C’est pour eux que je prends la parole. Je le fais en mon nom et en lui seul, mais avec l’espoir qu’il y aura de l’écho.

Du désordre quotidien

La sonnerie a retenti. La salle est maintenant vide et j’attends mon deuxième groupe de la journée. J’ai remballé ma panoplie de professeur de latin ( du grec "panoplia", harnois, mais ici, je le crains, il n’y a pas grand monde que cela intéresse) et je m’apprête à enseigner le français en 4ème technologique.

C’est autre chose. Non que le niveau de mes latinistes soit particulièrement élevé : rien qui préfigure la khâgne. Mais, tout de même, ils savent tous lire, ce qui est loin d’être le cas de ceux que j’attends. Les statistiques nous disent qu’un élève sur quatre, à l’entrée en 6ème, se trouve en situation d’échec. En principe, bien sûr, tout devrait s’arranger : avec deux ou trois heures hebdomadaires de soutien ou de remise à niveau dans les matières fondamentales, les petits illettrés rejoindront sans peine le point où leurs instituteurs – auraient-ils été au-dessous de leur tâche ? – n’ont pas su les conduire. Seulement voilà : il y en a qui résistent, qui s’accrochent à leur inculture. Pis: les bons à rien indécrottables, ceux qui ne tirent aucun profit – ou peu s’en faut – de tout ce qu’on fait pour eux sont majoritaires. Et ils n’ont aucune reconnaissance des efforts consentis par la communauté.

Des ingrats de ce genre, il y en a beaucoup dans ma 4ème T – en gros, les deux tiers. Rien ne les distingue à première vue des autres collégiens, si ce n’est peut-être un air désabusé un peu plus marqué ; mais il n’est guère perceptible qu’aux initiés. Ce sont en fait des élèves sans signes particuliers, issus de familles ordinaires. Les parents travaillent : ils sont chauffeurs, aides soignants, secrétaires, ouvriers, commerçants… On ne compte qu’un cas de chômage : pour vingt-quatre foyers, cela fait à peine plus de 4 % – un taux qui fait rêver. Deux élèves seulement sont d’origine étrangère et le nombre de couples divorcés ou séparés – onze au total – doit se situer à peu près dans la moyenne nationale. Seule particularité notable: le nombre élevé de frères et de sœurs – 3,29 enfants par famille, si les chiffres que l’on m’a donnés sont exacts. Que doit-on en conclure ? Personnellement, je n’y vois pas un handicap. Il faut dire que j’ai quatre enfants.

Mais si les déterminations sociales ne semblent pas bien nettes, il y a tout de même un point commun aux élèves de cette classe : une aversion quasi générale pour la lecture, aversion qu’ils revendiquent comme légitime et pour tout dire moderne. Il paraît qu’un adolescent qui aime lire « il est pas normal ». C’est comme ça, tant pis pour lui ! J’ai bien essayé de protester le jour où l’on m’a asséné cette sentence, mais j’avais le nombre – autant dire le bon sens – contre moi : sur les douze élèves qui me faisaient face, deux seulement ont avoué lire parfois pour le plaisir.

……

Cela dit, ce n’est pas sans raisons que la 4ème T boude la lecture. On y maîtrise mal la technique – beaucoup ânonnent – et le vocabulaire est souvent si limité que les possibilités d’abstraction et, d’une façon générale, l’ouverture d’esprit se trouvent très restreintes. Communiquer, dans ces conditions, n’est pas toujours facile.

Sylvain BONNET "Prof" – LAFFONT 1997

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