Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais, Dominique Ottavi – Ed.Stock – 2014
Marcel Gauchet est historien et philosophe. Dans ce nouvel ouvrage, avec ses co-auteurs, il brosse un tableau détaillé des grandes tendances qui ont affecté l’enseignement au XXe siècle, en décrit les origines et, à cette occasion, engage une réflexion sur ce qu’est réellement pour un enfant l’APPRENDRE (substantif proposé par les auteurs), et ses relations avec la transmission du savoir.
Ce livre dense nécessite une certaine attention, mais pas de connaissances spéciales.
Nous en évoquerons les principaux thèmes, avant de présenter quelques commentaires.
Survol de l’ouvrage
L’école à venir.
Sous ce titre, les auteurs présentent leurs conclusions en deux petites pages :
• (nous avons besoin) « d’une étape consistant à articuler les termes transmettre et apprendre, posés longtemps dans un antagonisme qui a dispensé d’en envisager sérieusement la teneur »
• « Il s’agit parallèlement de délivrer l’apprendre des mythologies de divers ordres dans lesquelles il est enfermé ».
L’école à venir résultera d’une synthèse de deux approches aujourd’hui opposées :
– la transmission du savoir ou des savoirs (et donc l’enseignement explicite)
– la recherche du savoir par l’élève en tant qu’individu autonome (et donc le constructivisme et l’enseignement implicite).
« Tout est à recommencer, tout est à faire dans ce domaine »
La transmission du savoir
La transmission du savoir est fondée sur l’autorité des anciens. Les adultes transmettent aux jeunes ce qu’ils ont eux-mêmes reçu.
La transmission du savoir est largement fondée sur l’écriture et sur les écrits qui en assurent la conservation.
Elle répond aux besoins collectifs d’initier les jeunes au monde dans lequel ils entrent, elle répond à une nécessité et impose des obligations aux élèves. Le savoir lui-même, comme la culture, a un caractère à la fois personnel et collectif.
Les auteurs insistent sur le fait que, malgré les graves défaillances de l’enseignement, la transmission subsiste massivement du fait des familles, et, de ce fait, est extrêmement inégalitaire. Elle n’est pas nécessairement explicite : les familles instruites transmettent, avec la maîtrise de la langue, les capacités essentielles d’analyse, d’observation, de raisonnement.
Le constructivisme
Les auteurs décrivent dans le détail les diverses origines et théorie élaborées sur le sujet, étant entendu que certains initiateurs n’ont eu pour base que la volonté de détruire l’enseignement traditionnel.
L’ouvrage mentionne le caractère fondateur de la théorie de l’évolution, qui a suggéré l’idée que le développement d’un enfant pourrait être comme un raccourci accéléré du développement de l’espèce. Les causes de l’évolution, à savoir la nécessité de s’adapter à l’environnement et à ses variations, gouverneraient de même la croissance de l’enfant.
L’enfant progresserait ainsi par autoconstruction, « par l’expérimentation, l’inférence à partir des tâtonnements expérimentaux, l’induction pour retrouver les règles et lois des phénomènes réguliers ». Ces considérations s’appliquent au développement mental comme au développement physique (embryologie de l’intelligence).
Dans la France des années 60–70, ces théories – ou cette idéologie – ont trouvé un terrain favorable dans le développement de l’individualisme, le rejet des traditions, de l’autorité des anciens, la magnification de l’individu totalement libre et totalement différent.
Pendant que beaucoup de familles s’empressaient de libérer leurs enfants des contraintes familiales ou sociales, les pédagogistes préparaient la mort des disciplines, l’abaissement du maître au niveau de l’élève, le rétrécissement des objectifs à l’utilitaire.
L’enseignement, la pédagogie, étaient censés suivre le développement mental naturel de l’enfant, ainsi que ses goûts et dispositions – ce qui offrait une explication simple aux échecs et retards scolaires.
Lire, écrire, compter.
Avec ces thèmes, l’ouvrage aborde la question que les auteurs considèrent comme centrale : comment apprend-on ? Comment les enfants apprennent-ils ? (Ce que la plupart des adultes ont oublié).
Même si le bébé – comme d’autres êtres vivants –a des dispositions naturelles à imiter, observer, écouter, inférer et induire, on sait bien que, si personne ne lui parle, il ne parlera pas. Et si les personnes qui l’entourent ne lui donnent pas l’occasion – fut-ce par le jeu – d’exercer et de développer ses capacités naturelles, il ne progressera pas.
C’est particulièrement vrai pour lire, écrire, compter, qui ne résultent pas de découvertes faites dans l’environnement naturel, mais de la création de conventions artificielles.
Contrairement à l’idée que la pédagogie et l’enseignement doivent suivre le développement mental, c’est le fait d’apprendre qui développe les capacités mentales (et multiplie les connexions entre les neurones)
Apprendre à lire, écrire, compter, comporte des étapes que l’on pourrait qualifier de techniques : décoder l’écrit, calligraphier, opérer divers calculs. Au-delà, l’objectif de l’enseignement est indéfini : on n’a jamais fini d’apprendre à parler, à lire, à écrire, à approfondir ce que l’auteur a voulu dire, à perfectionner l’expression de ce que l’on veut dire à d’autres.
Tout cela suppose une maîtrise progressive de la pensée consciente, de la parole intérieure, du raisonnement logique, du maniement de l’abstraction. « Le langage écrit demande un haut niveau d’abstraction : il correspond à un dialogue avec soi-même ».
C’est par la parole, la lecture, l’écriture, le « compter », que l’enfant acquiert progressivement la plupart des outils cognitifs nécessaires pour l’acquisition des autres savoirs.
Pour tout cela, les enfants ont besoin des adultes.
Maîtres et disciples
L’ouvrage consacre un chapitre aux Maîtres dans le niveau le plus élevé des activités humaines. Nous en retirons deux idées.
D’une part, ce qui caractérise le Maître, c’est qu’il a des disciples, qui l’ont librement choisi. D’autre part, le Maître n’est pas seulement un Professeur, transmettant son savoir dans une discipline. Il est pour le disciple un modèle, par sa personne, son comportement, ses modes relationnels, toutes choses distinctes de son savoir.
Le Maître fait découvrir au disciple tout ce qui se situe au-delà des connaissances brutes : certains savoir-faire, certaines interrogations, certaines façons d’aborder les difficultés, des pratiques qui lui sont propres et qui attestent de la maîtrise d’un métier.
Le disciple apprend par ses propres efforts, et la relation avec le Maître enrichit son propre fonds au-delà de tout ce qu’il aurait pu acquérir par ses propres moyens : ce sont deux volets de l’apprendre.
Internet – Promesses et illusions
Internet va-t-il tuer l’école ? La réponse est non, et les auteurs font au passage un sort à un certain nombre de déclarations utopiques émanant parfois de gens sérieux et cultivés, pour culminer avec le délire à propos de l’enseignement numérique dans la récente Loi de refondation de l’Ecole.
Le numérique bouleversera les habitudes de beaucoup de personnes, à commencer par les adolescents. Cela va-t-il les doter de capacités mentales supra normales, comme de penser à plusieurs choses à la fois et de faire plusieurs choses à la fois ? La réponse est encore non.
Vont-ils, au contraire, accros à la dispersion, à l’instantanéité, à la spontanéité, perdre toute capacité de penser lentement et méthodiquement ? Pas encore de réponse.
Les auteurs récusent l’idée, répandue par des adultes inconscients, qu’Internet met à la disposition de quiconque tous les savoirs en un ou deux clics. Ils insistent sur la différence entre connaissance et information. Ils notent que les élèves les plus conscients réclament que l’école leur donne des repères pour s’orienter sur la Toile.
La facilité apparente du numérique, son universalité, dévalorisent l’école aux yeux de beaucoup d’élèves. « L’école ennuie les élèves aujourd’hui, et de plus leur enlève le goût apprendre ». Cette opinion appelle de notre part un commentaire.
Nos commentaires
Maîtres et élèves
Les enseignants du primaire ou secondaire sont curieusement absents de l’ouvrage, alors que, selon plusieurs études, ils sont le facteur principal de la réussite scolaire.
1 –Il faut dire que les auteurs parlent de l’école, sans préciser de quelle école il s’agit. On peut supposer que cela englobe le primaire et le secondaire. Cela étant, chacun sait qu’il existe des différences abyssales entre les établissements : certains sont excellents, d’autres sont, non seulement nuls, mais invivables pour les enseignants comme pour les élèves. S’il existe de bons enseignants dans les écoles défavorisées, ils doivent se battre dans des conditions très difficiles, dans l’indifférence et parfois l’hostilité de leur hiérarchie et de certains de leurs collègues.
2 – Les enseignants peu efficaces sont nombreux dans le primaire, comme le montre clairement le rapport de l’Inspection Générale sur le Primaire de juin 2013. Tout laisse à penser qu’il en va de même dans le secondaire. Ils n’en sont pas toujours responsables, car le triomphe du constructivisme depuis 40 ans s’est accompagné du dénigrement des enseignants qui transmettent leur savoir, puis d’une dégradation dans le recrutement et dans la formation de nouveaux enseignants.
Les bons enseignants efficaces sont minoritaires mais solides. Nous pouvons avancer, sans crainte de démenti, qu’ils sont presque tous partisans de la transmission du savoir et de l’enseignement explicite. Les élèves ne s’ennuient pas avec eux, et n’ont pas perdu le goût de l’étude.
Ces élèves ne sont pas passifs : la plupart suivent, essaient de comprendre, posent des questions, comparant ce qu’ils viennent d’apprendre à ce qu’ils savaient déjà, essaient de retenir l’important. Ils réfléchissent et participent dans le calme. Prétendre qu’ils sont passifs revient à dire qu’un philosophe ou un mathématicien qui réfléchit est passif, parce qu’on ne le voit pas s’agiter.
Ces enseignants ont de bonnes relations avec les parents, car ceux-ci apprécient de comprendre ce que font leurs enfants et de constater leurs progrès.
3 – Certes les élèves n’ont pas choisi leur instituteur ou leurs professeurs au collège ou lycée, comme le font les disciples des Maîtres. Pourtant on sait bien que les élèves adoptent leur maître, quand ceux-ci leur portent l’attention à laquelle ils ont droit, et leur procurent le plaisir d’apprendre et de progresser.
Souvent, les parents ont choisi pour leurs enfants, en faisant tout leur possible pour qu’ils soient instruits par de bons enseignants efficaces. L’accord entre les parents et les enseignants est un facteur très favorable à la réussite des élèves.
4 – Sur cette question des enseignants, nous marquons notre désaccord total avec les auteurs. Certes, nous ne prétendons pas qu’ils auraient dû évoquer les arguments qui précèdent, dans un ouvrage d’expression modérée. Mais il n’est pas vrai que « l’univers de la transmission, centrée sur le collectif et ses nécessités, a sombré sans retour« .
Il a failli sombrer, victime de l’acharnement de l’Education Nationale. Il est toujours là, en qualité sinon en quantité. La plupart des élèves français que PISA qualifie de bons ou excellents ont très probablement bénéficié de la transmission du savoir. Et ce n’est pas dû uniquement à leur niveau social. De bons instituteurs sont également performants en zone Éclair, comme le montre la recherche CNRS/Université de Versailles de 2013.
Nous ne sommes pas non plus d’accord avec l’idée que les natifs du numérique sont définitivement perdus pour la transmission du savoir. Cela rejoint l’argument éculé de l’Education Nationale, qui explique ses échecs par le fait que « les enfants ne sont plus ce qu’ils étaient ».
5 – Puisque les auteurs proposent à juste titre de repartir sur de nouvelles bases au XXIe siècle, ils savent que cela prendra du temps. Rien ne sera possible sans une refonte profonde de notre système d’enseignement, et une revalorisation du métier d’enseignant.
A propos d’Internet. Quelques observations.
1 – Comme son nom l’indique, l’informatique ne véhicule pas des savoirs, mais des informations. Beaucoup de ces informations sont triviales ; leur utilité est grande dans la vie courante, mais sans rapport avec le Savoir. D’autres informations ont une valeur intrinsèque, mais elles ne sont vraiment compréhensibles et utiles que pour des gens instruits : dans le domaine du savoir, le numérique n’est utile qu’aux personnes déjà instruites à la recherche de confirmations ou de compléments.
Des élèves peu instruits, mais conscients de leurs lacunes, demandent que l’école leur fournisse des repères pour s’orienter sur la Toile. Au-delà de la découverte des sources les plus utiles, de leurs points forts et points faibles, les seuls repères valables sont les connaissances de base que normalement l’école devrait dispenser : on ne peut pas donner de repères pour « surfer sur le Web » à quelqu’un qui espère trouver sur le numérique des connaissances structurées en géographie alors qu’il est lui-même ignorant dans ce domaine.
Pour mémoire, n’oublions pas les innombrables élèves et étudiants qui cherchent avant tout sur Internet matière à copier–coller, sans oublier certains enseignants.
2 – En dehors de la vie courante des chercheurs comme des gens ordinaires, il est excessif de parler de bouleversement ou de révolution apportée par le numérique.
– On peut tenir des réunions en vidéoconférence : gain de temps et de frais de déplacement. Mais, si la réunion n’est pas préparée par les participants, elle sera aussi inefficace que les autres.
– Avant le numérique, le téléphone était déjà l’objet d’addiction et de mésusage : certaines personnes étaient mal à l’aise si elles ne recevaient pas de communication durant une heure ; d’autres décrochaient le téléphone pour appeler avant d’avoir réfléchi à ce qu’elles allaient dire.
Enfin, comme le remarquent les auteurs de Transmettre, Apprendre, le numérique délivre toujours sous la forme écrite les informations élaborées.
3 – Il y a toujours eu des autodidactes, pour lesquels l’écrit, les livres, tenaient lieu de Maîtres. Cela demande beaucoup de travail, d’intelligence, car il faut se poser à soi-même les questions que poserait un maître, et beaucoup de persévérance.
A ces autodidactes, le numérique facilitera la recherche et la disponibilité des documents, mais exigera toujours les mêmes qualités et les mêmes efforts. Les autodidactes seront toujours peu nombreux, très loin des millions d’étudiants que paraît-il les MOOC toucheraient aux États-Unis.
4 – Enseignement numérique.
• Excluons d’emblée les machines à apprendre (en télétraitement) dont la conception devrait intégrer un savoir très détaillé sur les différentes façons d’apprendre. Même si c’était possible, on n’y retrouverait, en l’absence de maîtres, qu’une forme plus accessible d’autodidactisme.
• Pour le reste, le développement de l’enseignement numérique suppose que, dans une multitude de configurations différentes, on soit capable de développer des progiciels et des matériels qui apportent une aide au travail du maître avec chaque élève. Ce n’est pas impossible mais, pour chaque réalisation de qualité, il faut prévoir un investissement et des délais importants.
La synthèse entre le Transmettre et l’Apprendre (l’élève acteur de ses apprentissages)
Nous n’avons aucune raison de douter du bien-fondé de la ligne tracée en conclusion par les auteurs de l’ouvrage : celle de la recherche d’une synthèse entre le Transmettre et l’Apprendre, pour faire une place à l’initiative de l’élève sans sacrifier l’autorité du savoir.
Cependant, le champ d’application est tellement vaste, même si on le limite au primaire et au secondaire, qu’il faut souhaiter que la synthèse aboutisse à des principes rigoureux, mais d’application souple répondant à la diversité des domaines et des situations.
Nous pensons pouvoir former quelques hypothèses.
Maternelle et Primaire
Nous retirons de la lecture de l’ouvrage l’idée que, pour les créateurs, les fondamentaux Lire–Écrire–Compter requièrent une pédagogie explicite de transmission du savoir ayant un caractère d’obligation. Si l’on prolongeait le primaire jusqu’à la fin de l’enfance, vers 12 ans, on pourrait à coup sûr, dans un système d’enseignement rénové, procurer à tous les élèves – sauf cas pathologiques – la maîtrise minimale de ces fondamentaux, et, pour certains, développer leur familiarité avec la littérature et les êtres mathématiques, ainsi que la qualité de leur expression écrite et orale.
A cela s’ajouteraient quelques disciplines de culture générale : histoire, géographie, sciences. Enfin, une série d’options permettrait aux élèves, moyennant persévérance et effort personnel, de cultiver des points forts y compris dans des matières et disciplines non académiques.
L’assouplissement du système serait encore accru si l’on donnait aux parents un véritable choix entre écoles développant des projets pédagogiques différents. Cela suppose une véritable autonomie des écoles publiques, donc un directeur vraiment responsable de son équipe enseignante et de ses relations avec les parents – et aussi un accès aux écoles hors contrat à égalité de conditions avec les autres.
Secondaire.
• C’est avec les adolescents que le principe de choix volontaire d’activités est le mieux fondé, et le plus motivant. Ce droit de choisir doit être compensé par une obligation de persévérance pendant une durée variable selon les domaines.
Il nous semble impératif que le choix comporte des activités sportives, manuelles, techniques, artistiques.
• Mais cela n’implique pas la disparition totale de la transmission du savoir, en particulier dans les fondamentaux et les disciplines cumulatives. Mais dans ces disciplines, les élèves pourraient, selon leurs capacités et motivation, avancer plus ou moins vite et aller plus ou moins loin, sans être classés « en retard » par rapport à des programmes officiels dont l’application est largement fictive..
• Enfin, l’institution de tuteurs adultes, enseignants ou non (mais n’étant jamais l’un des professeurs de l’élève), présenterait plusieurs avantages :
– compenser la difficulté des choix pour les élèves et les parents
– compenser la difficulté liée au fait que chaque élève a plusieurs professeurs
– compenser le fait que les parents instruits et peu avertis ne peuvent aider les élèves dans leur cursus scolaire.
Chaque élève aurait son tuteur, chaque tuteur ayant plusieurs élèves. Les élèves conserveraient si possible le même tuteur pendant toute leur scolarité au collège.
• Mêmes dispositions quant à l’autonomie réelle des collèges publics, et à l’égalité des conditions d’accès aux collèges indépendants (chèque éducation). Il faut à ce sujet que l’autonomie des établissements autorise le travail en réseau qui caractérise la Toile – à l’opposé de l’approche technocratique de la création d’un Service National de l’enseignement numérique.