Préface de « L’école des barbares »
Cependant un grand nombre de livres paraissent en ce moment sur la question. Ils disent que là où il y avait autrefois du respect, de la dignité, il y a du chahut, du laisser-aller, parfois de l’avilissement. Que la classe se délabre, se décompose. Que l’ignorance va en raison directe du nombre des années d’études, comme si l’école devenait une machine à désapprendre des choses que l’on apprend même sans elle, comme parler et penser. Mais le présent ouvrage n’appartient pas au type descriptif.
Ce n’est pas pourtant que les deux auteurs n’aient une expérience de première main. Agrégées l’une et l’autre, elles ont fait la classe dans les lycées provinciaux et parisiens, animées d’un vif désir d’enseigner et toutes remplies d’une disposition amicale pour leurs élèves. Or, on ne trouvera pas ici le récit d’un désenchantement. Ces jeunes femmes ont mieux à faire que de se plaindre et de gémir. Elles réfléchissent avec profondeur et nous proposent une théorie.
Je ne vais pas la résumer, afin de laisser au lecteur le plaisir intellectuel de suivre ces analyses subtiles, rigoureuses, élégantes et concises. Au moins puis-je indiquer que leur théorie s’articule autour de deux notions, la pédagogie et le socialisme.
C’est un problème historique peu exploré que celui de la perte du savoir. Il y a des périodes où le savoir se construit comme un édifice ordonné, où les disciplines s’appuient solidement les unes sur les autres, argumentent méthodiquement. Puis soudain l’édifice qui paraissait éternel s’écroule, le savoir s’en va en lambeaux, des pans entiers s’abîment définitivement, la faculté de raisonner s’obscurcit et la curiosité disparaît. On entre dans la barbarie. L’épisode le plus fameux est l’effondrement de la culture classique dans l’Occident aux Ve et VIe siècles. Isabelle Stal et Françoise Thom suggèrent une explication. Le savoir peut être ruiné de l’extérieur, mais il peut l’être aussi de l’intérieur. Il suffit d’introduire un corps étranger qui attirera à lui les efforts, les méthodes, les recherches qui s’appliquaient aux disciplines reconnues, mais qui le seront en toute perte sur un corps étranger parfaitement stérile. Une méthode pour venir à bout d’une colonie d’insectes indésirables consiste à y introduire des individus stériles qui fixeront sur eux les fonctions reproductrices et amèneront ainsi rapidement l’extinction de la colonie. Les fausses sciences introduites dans l’édifice du savoir, fausses sciences qui ressemblent extérieurement aux vraies, qui renchérissent sur la technicité du langage, offrent en prime d’être faciles et accessibles aux esprits faibles, prolifèrent donc, perturbent peu à peu l’équilibre du raisonnement, leurrent la curiosité, produisent de faux résultats et provoquent finalement un affaissement de la vie intellectuelle.
Dans la crise qui nous occupe, cette fausse science est la pédagogie. Il ne faut pas entendre par là les profondes réflexions sur l’homme de Platon, de Montaigne, de Rousseau, chez qui pédagogie est un autre mot pour philosophie. Il s’agit d’une pseudo-science, d’une science sans objet et qui, se présentant comme un préalable obligé à toute acquisition scolaire, y forme obstacle et la rend impossible. Pour enseigner il n’y a pas d’autre méthode que d’entrer avant dans la discipline qu’on veut transmettre, puisque les formulations les plus claires, les plus fortes et les plus simples sont celles qui viennent en dernier, au terme d’un long effort. Au contraire, la pédagogie comme on l’entend aujourd’huI est détachée du savoir, se substitue à lui et prétend en tenir lieu.
La « pédagogie » a un aspect social : elle attire l’intellectuel prolétaroïde en lui promettant une revanche sur le compétent et le savant. Mais elle tire aussi sa force d’une passion politique, l’égalité. En effet, il existe une doctrine déjà ancienne selon laquelle les hommes naissent égaux en capacité; l’inégalité de leur développement serait due seulement au mauvais état des mœurs et à l’organisation politique vicieuse qui se perpétue en imposant aux hommes égaux une éducation inégale. Helvétius écrit: « La conclusion générale de ce discours c’est que tous les hommes communément bien organisés ont en eux la puissance physique de s’élever aux plus hautes idées; et que la différence d’esprit qu’on remarque entre eux dépend des diverses circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés et de l’éducation différente qu’ils reçoivent » (De l’Esprit, conclusion du discours III).
Tous les enfants sont supposés partir du même point et arriver ensemble sur la même ligne. La pédagogie devient un lit procustéen où les plus doués et les plus instruits subissent l’ablation de leur supériorité injuste et usurpée.
Toutefois, la pédagogie ne s’avoue pas violente. Elle exalte au contraire le spontané pur, la création instinctive, l’expression directe du naturel. Elle écarte le savoir positif parce qu’il est suspect d’engendrer le privilège ou d’être engendré par lui, et sur ce terrain vierge ou plutôt artificiellement déblayé elle attend l’épiphanie de l’homme nouveau, rendu à ses infinies capacités créatrices. Bien entendu, cette épiphanie ne se produit pas et la pédagogie, communiquant son vide aux jeunes esprits, les laisse profondément mutilés dans leur raison et leur langage. Mais, selon les éducateurs, cet échec provient de ce que la pédagogie n’a pas été appliquée avec une rigueur suffisante et qu’il reste encore, de l’héritage social ou de l’acquis familial, quelque chose à supprimer.
La relation entre la pédagogie et l’enfant est donc en analogie formelle avec la relation entre le socialisme et la société. « L’art de former les hommes, écrit encore Helvétius, est en tout pays si étroitement lié à la forme du gouvernement qu’il n’est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l’éducation publique sans en faire dans la constitution même des Etats. Ce «changement » attendu est le socialisme. De même que la créativité spontanée de l’enfant ne peut apparaître que s’il est dépouillé de tout lest culturel antérieur, de même le socialisme ne peut jaillir que si, du monde actuel, il est fait table rase. Aussi, tout est fait pour donner à l’enfant une vue pessimiste du monde. Chômage, pollution, drogue, violence ouverte ou cachée, racisme direct ou indirect, gangrène de la publicité, solitude, etc. : voilà ce que l’enfant doit apprendre à reconnaître autour de lui comme l’étoffe même de son univers. Ce qu’on appelle à l’école l’esprit critique, c’est la critique convenue du monde telle que la développe l’idéologie révolutionnaire, c’est l’acceptation non critique de la haine du monde. La pédagogie est donc la propédeutique du socialisme et celui-ci est son contenu latent, bientôt manifeste.
Mais ici apparaît une contradiction. L’idéologie socialiste est une doctrine qui a besoin d’une parole articulée et d’un raisonnement jusqu’à un certain point cohérent. Elle ne peut donc s’appuyer sur un matériel humain incapable de parler, de lire, de raisonner, d’apprendre. Arrive donc un moment où l’idéologue se heurte au pédagogue. Dans la Russie soviétique des années vingt, l’explosion anarchiste des expériences pédagogiques avait fini par rendre impossible l’endoctrinement socialiste. On revint donc d’urgence aux recettes les plus contraignantes de l’ancienne pédagogie pré-révolutionnaire, à l’uniforme des écoliers, à la discipline sévère, au par coeur. Beaucoup crurent au retour à l’ancien régime des études, au bon sens. Ils se trompaient. On n’avait repris que ce qui pouvait favoriser le contrôle étatique de l’enfant, son dressage à la nouvelle morale, son conditionnement à la nouvelle doctrine. Comme il fallait arracher l’enfant à sa nature et non plus seulement discipliner celle-ci, la sévérité de l’école fut terriblement aggravée. Il se peut qu’en France nous approchions d’un tel renversement.
Certes, le socialisme français n’est pas le socialisme bolchevik. Mais c’est un socialisme tout de même. Ceux qui applaudissent M. Chevènement ont probablement tort d’attendre de lui la restauration de l’antique ratio studiorum. Le socialisme contient en lui-même un projet de rééducation de la société. Ce qui se passe dans l’école a donc vocation à s’étendre à toute la société et, réciproquement, le mouvement de socialisation, voulu par l’Etat, commence dans l’école. C’est pourquoi les professeurs qui ont joué un tel rôle dans la victoire du socialisme en 1981 sont autant agis qu’acteurs dans un processus qui s’engendre lui-même impersonnellement et broie partisans et adversaires. Il n’y a pas dans ce livre de ressentiment contre les « enseignants », mais une sympathie intelligente pour ce corps désorienté et malheureux, bourreau de soi-même.
L’attrait pour la social-pédagogie se nourrit d’un bon sentiment: " libérer l’enfant " .Un coup d’oeil sur le passé montre, hélas, que les grandes civilisations n’ont pas été douces aux enfants. A Athènes, à Rome, dans les collèges jésuites, dans les public schools, l’enfant était plus surveillé, plus contraint que son camarade huron ou africain – encore que celui-ci aussi dût affronter, aux abords de l’âge d’homme, de terribles épreuves. Dans Lewis Caroll, la duchesse chante :
Speak roughly to your little boy
And beat him when he sneezes,
He does it only to annoy
Because he knows it teases…
La duchesse exagérait, mais Isocrate et ses successeurs estimaient que la nature humaine, bonne dans son fond, avait besoin d’être amendée, disciplinée ; que la société, bonne aussi, était néanmoins dure et que pour y entrer, il fallait s’y préparer. L’idée que se faisaient les pères de la pédagogie classique de la nature humaine n’était pas exagérément optimiste ni exagérément pessimiste, au contraire de la pédagogie socialiste qui verse dans ces deux excès à la fois. Leur pédagogie n’était pas scientifique ; elle s’appuyait seulement sur la philosophie, la philosophie pérenne.
« L’école des barbares » – Isabelle Stal Françoise Thom – Julliard 1985
Préface de Alain Besançon