Notre Ami Michel Segal, enseignant, auteur du livre "Autopsie de l’école républicaine" alerte instituteurs et parents :

"Faites en sorte que les enfants ne voient pas le nouveau film "Pierre et le loup". Titre trompeur ! Contre-éducation !

Dimanche après-midi. J’emmène mon petit garçon de cinq ans au cinéma pour voir Pierre et le loup. Le film dure moins de quarante minutes et il y a d’abord un autre court-métrage d’animation : Le loup blanc. En deux mots, une mère décapite un lapin à la hache devant ses enfants qui trouvent cela très amusant, puis ceux-ci se lient d’amitié avec un loup à qui ils offrent la tête du lapin. Malheureusement, le père capture le loup (avec un filet à papillons) et, à la hache encore une fois, la mère le décapite. L’un des enfants, furieux contre ses parents, s’écrie à leur sujet : « Je vais les tuer! » Voilà pour l’ambiance.
Maintenant, Pierre et le loup.
Cela se passe dans la Russie d’aujourd’hui telle qu’on se plait à la représenter, donc misérable, brutale et crasseuse, dans un univers glacial de neige boueuse où règne la loi du plus fort. Pierre est triste, pauvre, sale, il a froid et faim, il est vêtu comme un sans-abri, il est enfermé par son grand-père, méchant et sans doute alcoolique, dans une cour glacée de trois mètres carrés ressemblant à une décharge. Ils vivent tous les deux dans une sorte de bout de bidonville. Se rendant à la ville, Pierre est agressé par deux chasseurs méchants, à peine plus âgés que lui, habillés de kaki, et qui ressemblent à de jeunes miliciens analphabètes et teigneux. Ils entraînent Pierre dans une ruelle sombre et puante pour le frapper, et finissent par le jeter dans une poubelle où gisent de vieux détritus.
Mais Pierre n’est pas seulement triste, il est aussi visiblement profondément malheureux. Sur ses gardes, il est renfrogné et affiche généralement un regard sinistre, parfois haineux. Ses deux amis sont des animaux estropiés : un oiseau qui ne sait pas voler et un canard qui a des airs d’attardé. Ayant subtilisé des clés à son grand-père endormi (en plein jour), Pierre ouvre la porte arrière de la cour et découvre un petit étang gelé. On s’apercevra rapidement qu’il s’agit de la sortie des égouts. Se déroulent alors les quelques scènes qui feront la bande-annonce du film comme celle de Pierre qui semble goûter à une liberté qu’il ne connaissait pas (peut-être âgé d’une douzaine d’années, il n’était jamais sorti de ce côté et il danse sur la glace visiblement pour la première fois), celles de l’arrivée du loup et des poursuites d’animaux. Plus tard, le grand-père se réveille (sans doute dort-il toute la journée dans une chambre où règne d’ailleurs un grand désordre) mais se révèle incapable de gérer la situation. Pierre est à nouveau enfermé mais s’échappe et capture le loup avec une corde. Surviennent les deux chasseurs, toujours aussi agressifs, armés cette fois de fusils à lunette ressemblant fort à du vieux matériel de guerre volé. Ils visent le loup qui s’agite au bout de sa corde mais le ratent, ce qui n’est pas étonnant puisqu’ils marchent en titubant. Sans doute sont-ils ivres. Ils repartent. Le grand-père prend sa Lada toute pourrie et, dans la nuit noire, emmène l’animal prisonnier à la ville, tout aussi pourrie et très peu éclairée. Tout y est sombre et misérable, comme frappé par le malheur et la mort. Il y a peu de passants, tous éteints ou dangereux. Le grand-père cherche à savoir qui lui achètera le loup au meilleur prix, du zoo ou de la boucherie. Les chasseurs, plus hargneux que jamais, amènent encore leurs gueules juvéniles de salauds de pauvres et tentent cette fois de descendre l’animal à bout portant alors qu’il est enfermé dans sa cage. Pierre les en empêche, puis, après avoir jeté des regards de dégoût pour l’ensemble de ses contemporains, libère le loup et part avec lui dans la montagne. Voilà pour le film.
Maintenant, pour ceux qui ne connaissent pas très bien le conte musical de Prokofiev, je signale que, dans l’œuvre originale, Pierre est un petit garçon très joyeux élevé par un grand-père affectueux avec qui il vit dans une petite maison. Pierre a un rêve : chasser le loup. Mais son grand-père le met en garde du danger et lui interdit d’aller dans la forêt. Dans le conte, les compagnons de Pierre sont vifs : l’oiseau vole avec virtuosité et le canard est très habile. Quant aux chasseurs, ils représentent l’autorité. Pierre a conscience de devoir s’en remettre à eux et de pouvoir le faire en toute confiance. S’il a piégé seul le loup grâce à sa ruse et sa volonté, leur intervention est indispensable pour dénouer la situation et lui donner une fin heureuse. Ce sont eux qui le porteront triomphalement en pleine lumière dans un village animé, dans une atmosphère de fête. Pierre est fier, il est heureux de défiler, de vivre, d’exister parmi les siens.
Le parti pris du film est donc de casser, un à un, tous les éléments symboliques du conte original pour les défaire de leur portée éducative et, je ne crains pas le mot, morale. Ainsi, de la joie de vivre de Pierre alors qu’il est vraisemblablement orphelin, de l’affection sécurisante de son grand-père qui le gronde par amour, de la témérité de Pierre face à la puissance du loup, de cette puissance du mal symbolisée par l’animal dangereux qu’il faudra bien combattre, de l’ambition de Pierre qui veut devenir un homme (il va chercher le loup sur son propre terrain : il part au combat), de sa ruse et de sa détermination pour le vaincre, de son harmonie avec une nature représentée par deux animaux drôles mais vifs et malins, de la force et du respect inspirés par les chasseurs dont les cors résonnent sobrement et qui ont, eux seuls, le pouvoir de décider de ce qu’il adviendra du prisonnier, de la fierté et du bonheur de Pierre d’être aimé et reconnu par sa communauté, de tout cela, il ne reste rien. Ou plutôt, il ne reste que du malheur, du mépris ou de la haine, de l’injustice, de la violence, de la misère et de la crasse. Le film choisit de détruire le mythe, de cracher sur le beau, de noyer la légende dans une fosse d’égouts et de détourner tous les symboles pour leur faire dire le faux et le laid.
"Créativité… modernité… réalisme… le film s’affranchit du conte" dit avec admiration et enthousiasme l’incontournable Télérama en constatant que, avec l’absence d’un commentaire, l’aspect initiateur à l’écoute des instruments d’orchestre (écrit par Prokofiev lui-même) a tout simplement été supprimé. Les critiques sont d’ailleurs quasiment unanimes pour saluer une « œuvre époustouflante » en place d’un massacre. Ils jugent également intéressante l’idée totalement débile de rendre un conte réaliste, ou, pour dire les choses plus précisément, de transposer un conte dans le réalisme virtuel d’une société misérable, violente et injuste, et dans laquelle personne n’aime personne. Quelle bonne idée pour les enfants. L’offense, le sacrilège, la destruction de l’ancien, l’asservissement du texte d’auteur à la prétention ridicule de metteurs en scène médiocres, le badigeonnage de chefs-d’œuvre avec de la pourriture pour montrer sa liberté et sa modernité, tout cela représente des pans entiers d’une certaine création contemporaine applaudie par la critique éclairée.
Outre la trahison d’une œuvre qui a été volontairement dénaturée, notamment par la suppression pure et simple du côté didactique de l’écoute d’instruments d’orchestre, deux points valent la peine de s’indigner ou de désespérer, selon son tempérament.
Le premier nous force au triste constat que ce ne sont pas aujourd’hui nos enfants qui sont en perte de repères, mais nous-mêmes : nous ne leur en donnons plus. Dans le conte, l’autorité est représentée par des hommes d’âge mûr, sages, respectables, et en lesquels on peut avoir toute confiance, quand bien même ils peuvent parfois se montrer un peu lents. Dans le film, ce sont deux voyous agressifs dont il faut se méfier. Dans le conte, Pierre est aimé et heureux dans une famille qui se réduit à un vieil homme dont on peut supposer qu’il l’élève bien dans une petite maison bien tenue. Il y a un face à face des deux personnages : l’un ne peut plus chasser le loup et l’autre ne le peut pas encore. On y voit la volonté de l’enfant de grandir, impatient qu’il est de devenir un homme à son tour, de devenir celui que le vieillard a dû être, et d’assurer la responsabilité du foyer. Dans le film, outre que leur habitat est une cabane de bric et de broc sale et désordonnée, Pierre est seul et il n’y a aucun échange d’affection entre les deux personnages. Dans le conte, Pierre a une ambition, il rêve d’affronter le loup et part à sa rencontre. Dans le film, Pierre est triste et se trouve par hasard face au danger. Dans le conte, Pierre est heureux parmi les siens. Dans le film, Pierre leur préfère la compagnie du loup qui vaut mieux que tout le village. Et c’est bien normal car, dans notre empire du bien, le mal a aussi de bons côtés. Ceci permet d’ailleurs aux auteurs de se livrer avec auto-complaisance à une esthétisation morbide du glauque sous l’œil admiratif des critiques avertis qui applaudissent à tout rompre et vous invitent à expliquer à vos enfants que le laid, c’est beau. 
Ce sont bien tous les éléments formateurs pour l’esprit et la vie sociale qui ont été supprimés du conte pour les remplacer par une incitation à la méfiance et un rejet de sa propre communauté. Dans le conte, Pierre est un héros, dans le film, il est une victime. Alors qu’un enfant est naturellement disposé à aimer le monde et à rêver la place qu’il y prendra, ce film l’invite à le fuir. 
Le second point est au moins aussi inquiétant et nous ramène à des pratiques que je croyais révolues en France depuis quatre-vingts ans : celles de la propagande officielle raciste ou xénophobe. Celui dont il faut se méfier cette fois, ce n’est plus le Juif mais le Russe. Car la société affreuse, sale et méchante, décrite dans le film est explicitement la Russie, filmée ici avec ignominie. Quoi de mieux alors qu’un conte russe pour en exprimer sa haine ou son mépris ? Et quelle meilleure cible pour ce discours que les enfants ? Le petit dépliant sur le film explique, comme un argument de qualité, que l’équipe a fait de longs repérages en Russie. Sans doute ont-ils pris beaucoup de photos de sorties d’égouts dans les étangs, de petits caïds qui s’habillent de kaki, de villes mal éclairées la nuit et de baraquements de pauvres. C’est bien connu, les Russes ne sont pas seulement sales, misérables et violents, ils n’ont aussi aucun sens de la famille, ni de la justice, ni de l’autorité légale, ni du courage, ni de la solidarité. Quand à leur pouvoir, il est naturellement exercé par deux voyous. Mais tout cela n’a visiblement pas gêné les critiques et les moralisateurs patentés qui, me semble-t-il, sont ceux qui s’indignent bruyamment de Tintin au Congo, lequel, comparé à cet odieux Pierre et le loup, ressemblerait plutôt à un éloge flatteur. Mais il est vrai que, lorsque la xénophobie n’est pas dirigée contre les Noirs et les Arabes, et accessoirement contre les Juifs, elle n’intéresse plus personne. C’est un pur racisme bon teint, celui-là autorisé, voire béni, par les bien-pensants habituels, par nos ecclésiastes de la morale, par ceux-là même qui intentent à tout va des procès en sorcellerie pour suspicion de racisme. C’est en cela que cette propagande est officielle. Et elle a été, à la lecture du générique, financée par l’état britannique qui entretient, comme chacun sait, des relations épouvantables avec la Russie. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit d’une coproduction britannico-polonaise. Cette propagande se fait non pas contre le pouvoir russe mais contre les Russes eux-mêmes en massacrant une de leurs œuvres. Et nous devrions tous applaudir comme des simples d’esprit, sous le prétexte que la réalisation est excellente. C’est pourtant exactement comme si le ministère de la culture iranien avait financé un film d’animation du Petit Prince où Saint-Exupéry apparaîtrait en pédophile, et qu’il faille crier au chef-d’œuvre et y emmener ses enfants parce que l’œuvre a été « modernisée ». Mais maintenant que la partie a commencé, il faut s’y attendre.
Des dizaines (des centaines ?) de milliers d’élèves de primaire, aux frais des collectivités, vont vraisemblablement aller voir ce film dans le cadre d’une sortie scolaire. Alors, si vous connaissez un professeur des écoles, si même vous n’en connaissez qu’un seul, demandez-lui s’il sait vraiment ce qu’il emmène voir ses élèves.
En tout cas, cela aura été la première fois que j’ai honte de notre monde devant mon petit bonhomme de cinq ans. « C’était un peu pas très bien » m’a-t-il dit en sortant.

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