En 1936, lors d’une conférence, Paul Valéry s’est exprimé dans des termes fermes et quelque peu féroces sur la religion de l’orthographe dans l’enseignement : Croyez-vous que notre littérature, et singulièrement notre poésie, ne pâtisse pas de la négligence dans l’éducation de la parole ? Que voulez-vous que devienne un poète, un véritable poète, un homme pour qui les sons du langage ont une importance égale (égale, vous m’entendez bien !) à celle du sens ? […]

La diction scolaire telle qu’elle est pratiquée est tout bonnement criminelle. Allez donc entendre du La Fontaine, du Racine, récité dans une école quelconque ! La consigne est littéralement d’ânonner, et, d’ailleurs, jamais la moindre idée du rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie n’est donnée et démontrée aux enfants. On considère sans doute comme futilités ce qui est la substance même de la poésie. Mais, en revanche, on exigera des candidats aux examens une certaine connaissance de la poésie et des poètes. Quelle étrange connaissance ! N’est-il pas étonnant que l’on substitue cette connaissance purement abstraite (et qui n’a d’ailleurs qu’un lointain rapport avec la poésie), à la sensation même du poème ?

Cependant qu’on exige le respect de la partie absurde de notre langage, qui est sa partie orthographique, on tolère la falsification la plus barbare de la partie phonétique, c’est-à-dire la langue vivante. L’idée fondamentale semble ici, comme en d’autres matières, d’instituer des moyens de contrôle faciles, car rien n’est plus facile que de constater la conformité de l’écriture d’un texte, ou sa non-conformité, avec l’orthographe légale, aux dépens de la véritable connaissance, c’est-à-dire de la sensation poétique. L’orthographe est devenue le critérium de la belle éducation, cependant que le sentiment musical, le nombre et le dessin des phrases ne jouent absolument aucun rôle dans les études ni dans les épreuves…  

Paul Valéry se laisse emporter par son indignation : notre orthographe n’est pas totalement absurde, mais elle comporte d’innombrables conventions et exceptions qui parfois, en effet,  n’ont aucune raison d’être aujourd’hui. Il fustige l’enseignement qui, à l’époque, inculquait aux élèves, à grands efforts, le respect absolu de l’orthographe, tout en tolérant une expression orale misérable. Or l’expression orale, la musique des mots, sont l’essence même de la poésie, comme d’ailleurs de beaux textes en prose.  

Aujourd’hui, le laxisme dans l’enseignement est presque général, à tel point que c’est dans certains enseignements supérieurs que l’on cherche à combler les plus graves lacunes. Cependant, la religion de l’orthographe survit. Nos contemporains sont agacés par les fautes d’orthographe, comme par les coquilles typographiques. Et, si dans une conversation, vous évoquez la dérive de la langue française neuf fois sur dix on vous parle de l’orthographe ; c’est quasiment un automatisme.  

Paul Valéry dit bien que la langue vivante est la langue parlée ; or, en français, la langue parlée ne reflète qu’une partie de l’orthographe.  

L’enseignement primaire et secondaire devrait se fixer comme objectif premier la maîtrise d’une expression orale correcte. La correction de l’expression écrite sur le fond et la forme, se vérifie d’abord par la lecture à haute voix de ce qui a été rédigé. L’orthographe ne vient qu’en dernier lieu.  

C’est pourquoi, à maintes reprises, nous avons proposé sur ce site, non pas une réforme de l’orthographe qui ferait de nos grands textes classiques une langue morte, mais, dans l’enseignement, une appréciation et une notation selon divers niveaux, à égale distance du laxisme et de l’exigence névrotique d’une pureté absolue.

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