Notre système éducatif : une profonde insatisfaction

Pourtant, l’insatisfaction est bien réelle et il ne servirait à rien de vouloir la nier par des statistiques ou des tests de connaissance. Les causes en sont multiples. J’en retiendrai trois : l’échec scolaire vu au travers de l’illettrisme et de la non-qualification, la régression de la mobilité sociale, le développement de l’incivilité et de la violence.

L’échec scolaire

 L’illettrisme.
La réduction, voire l’éradication, de l’analphabétisme, défini comme l’incapacité totale à déchiffrer ou à former le moindre élément d’écriture, reste un des plus beaux titres de gloire de l’école primaire de la Troisième République. Qu’on en juge : en 1872, plus de 40 % de la population adulte ne savait ni lire ni écrire, en 1912, ce pourcentage excédait à peine les 11 %. On peut estimer que depuis plusieurs décennies, il est inférieur à 1 %, et encore s’agit-il presque uniquement de personnes immigrées n’ayant pas été scolarisées dans leur pays d’origine. L’illettrisme au contraire est le principal point noir de l’enseignement d’aujourd’hui. Certes, la définition de ce concept est loin d’être consensuelle, car elle suppose la mise au point préalable d’un protocole de mesure. J’ai choisi de conserver la définition donnée en 1984 dans le rapport officiel au premier ministre intitulé " Des illettrés en France " : est illettrée " toute personne ayant été scolarisée qui a de sérieuses difficultés avec la langue écrite au point d’être incapable de comprendre un exposé simple de faits en rapport avec la vie quotidienne ". Avec cette définition sont illettrés aujourd’hui en France, 8 % d’une classe d’âge à la sortie de l’école, 10 % chez les jeunes appelés du contingent, 4 % pour l’ensemble de la population adulte. Certes, les spécialistes considèrent qu’il s’agit d’un concept flou et donc peu rigoureux au plan scientifique. Mais, toutes les autres mesures (8) conduisent à des résultats encore plus préoccupants. Les experts peuvent bien débattre à l’infini des " vrais " chiffres de l’illettrisme, le phénomène est là et il ne régresse pas, peut-être même connaît-il une croissance rapide, et cela en dépit de mesures volontaristes prises par les pouvoirs publics depuis plus de 15 ans.

 La non-qualification.
Le nombre de sortants du système scolaire sans qualification, ou plus précisément sans diplôme, l’amalgame valant la peine d’être noté, reste lui aussi préoccupant. Certes, avec la définition actuelle fondée sur une classification des niveaux de formation qui date du début des années soixante, ce nombre a considérablement diminué dans les années soixante et soixante-dix, passant en vingt ans de 350.000 à environ 120.000 par an, mais sa décroissance semble depuis quinze ans se heurter à un seuil de résistance aux alentours de 60.000, soit 8,5 % d’une classe d’âge. Ce pourcentage est d’ailleurs surprenant si on le rapproche du niveau d’illettrisme de 8 % déjà cité. Seuls les illettrés seraient non qualifiés en France. Personne ne peut vraiment croire cette affirmation. À l’évidence, la définition de la non-qualification et sa mesure doivent être revues, ne serait-ce qu’au travers d’une redéfinition des niveaux de formation. Mais là encore, plus que le chiffre absolu, c’est la permanence, voire l’aggravation, de la situation qui est préoccupante, car les pouvoirs publics ont lancé et relancé à grand renfort de communication des trains de mesure pour combattre l’échec scolaire. Force est de constater que depuis quinze ans ces trains atteignent rarement leur destination. Dans les deux cas s’agit-il d’un échec passager aux causes purement techniques ou d’une impasse consubstantielle à notre système éducatif ? On peut s’interroger.

La perception d’un recul de la mobilité sociale

Seconde cause d’insatisfaction, la perception d’un recul de la mobilité sociale. Celle-ci est en principe facile à définir et à mesurer, mais séparer les différents facteurs qui peuvent expliquer ses évolutions reste une opération délicate. Par ailleurs, le phénomène ne peut s’apprécier que dans la durée. Heureusement, la France dispose de données fiables depuis les années cinquante grâce à la définition d’un code précis des catégories socioprofessionnelles. A nouveau, la tendance globale semble satisfaisante puisque par exemple, en 1953, 50 % des hommes âgés de 40 à 59 ans étaient classés dans la même catégorie que leur père, alors que ce pourcentage n’est plus que de 35 % en 1993. Pourtant, cette évolution tient en partie aux changements structurels de la société : réduction continue depuis cinquante ans du pourcentage d’agriculteurs dans la population active, phénomène similaire depuis 25 ans pour les ouvriers, croissance concomitante du pourcentage de cadres supérieurs qui de 5 en 1954 passe à 15 % en 1995. Les spécialistes nous affirment que des calculs statistiques compliqués leur permettent de séparer cette mobilité structurelle du phénomène global pour en extraire une sorte de " mobilité nette " qui représenterait environ 60 % des données brutes. Quel que soit le crédit donné à ces chiffres, le rôle de l’école dans le phénomène est perçu, lui, en régression. La principale raison en est, qu’en l’absence de sélection, le nombre de diplômes décernés d’un type donné a crû sans doute beaucoup plus vite que les emplois auxquels il donnait accès il y a quelques décennies. L’école est peut-être encore un ascenseur social, mais les figures emblématiques qui en montraient le mouvement semblent se faire de plus en plus rares. Serait-ce comme le veut la pensée dominante un simple manque d’égalité des chances qu’il convient de réduire par des mesures techniques appropriées et une discrimination positive ou bien à nouveau, s’agit-il d’un phénomène plus profond remettant en cause une certaine vision de l’école et de ses missions ?

Le développement de la violence et de l’incivilité

Même si les démissions de certaines familles et d’autres facteurs socio-économiques en sont une raison majeure, la troisième cause d’insatisfaction, après l’illettrisme et la mobilité sociale, est naturellement le développement de l’incivilité et de la violence chez les jeunes, souvent au sein même de l’établissement scolaire. Bien que fortement réducteur puisque ignorant l’incivilité et la petite délinquance, le chapitre des faits divers suffirait presque à lui seul à illustrer l’ampleur du phénomène. Les agressions, voire les meurtres d’adolescents se succèdent, semaine après semaine, l’âge de leurs auteurs ne cessant de diminuer. Là encore, on peut débattre à l’infini de la validité des instruments de mesure, violences et incivilités n’en cessent pas moins de croître chaque année, de façon très variable certes selon les quartiers et les établissements considérés.
Suivant en cela une tradition bien établie, les syndicats d’enseignants demandent des moyens de surveillance supplémentaires et les ministres relancent périodiquement des programmes d’éducation civique. Démunies, l’institution et la puissance publique font mine de croire qu’il ne s’agit que d’une question de moyens et … de temps, qu’éducation et prévention finiront bien par retourner la tendance, qu’il s’agit après tout de phénomènes de société largement dominés par les conditions économiques et donc que finalement, tout finira par s’arranger. Et si là encore, l’arbre cachait la forêt ? Mon passé de physicien m’a appris à me méfier. Dans un corpus de connaissances apparemment proche de la perfection, ce sont parfois dans quelques menus écarts entre ce que l’on observe et les prévisions de la théorie que résident les prémices d’une remise en cause radicale. Ne serait-ce pas le cas ici ?

Serge FENEUILLE – Président du Conseil de Recherche de l’Ecole Polytechnique, Membre de l’Académie des Technologies.

 Extrait d’une Conférence prononcée à l’Académie des Sciences Morales et Politiques. www.asmp.fr

Pour rester informé, je m'abonne à la lettre

(Visited 2 times, 1 visits today)

Pin It on Pinterest