Stanislas Dehaene – éd. Odile Jacob – Août 2007
Le nouvel ouvrage de Stanislas Dehaene, Professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, fait le point de l’état actuel de la recherche sur le fonctionnement du cerveau lors de la lecture.
Jusqu’à une époque récente, les chercheurs ne pouvaient pas observer des manifestations physiques, électriques ou magnétiques, de l’activité cérébrale, celle des neurones. On ne pouvait que constater certaines lésions sur des personnes atteintes de troubles de la lecture, comme l’alexie, perte de la capacité de lire sans altération des autres fonctions telles que l’écriture. Dans ces conditions, la recherche consistait à construire diverses hypothèses logiques sur le fonctionnement du cerveau, et à les tester par l’observation du comportement du sujet, par exemple l’enregistrement des mouvements de l’œil ou de la vitesse de lecture des mots.
C’est ainsi qu’a été posée la question de la coexistence de deux processus :
– la voie phonologique ou indirecte : le cerveau analyse ce qui est vu, associe les lettres en groupes (graphèmes) et associe ces groupes aux sons élémentaires de la langue parlée (phonèmes) ce qui permet ensuite de prononcer le mot à voix haute ou mentalement, et donc de le reconnaître et d’en trouver le sens ;
– la voie directe, lexicale ou orthographique : après l’analyse visuelle du mot, recherche en mémoire de ce mot dans une sorte de lexique pouvant recevoir plusieurs dizaines de milliers de mots pour retrouver le mot et sa signification sans passer par la prononciation.
Depuis une vingtaine d’années, il est possible d’observer en direct et en temps réel, sinon le fonctionnement de chaque neurone, du moins l’activité cérébrale dans des zones fines du cortex cérébral. On recourt pour cela aux techniques d’imagerie cérébrale (IRM ou similaires) qui permettent d’enregistrer les phénomènes au centième de seconde, voire moins.
Ces techniques ont permis d’établir la constance de certains phénomènes, c’est-à-dire des lois, telles que la suivante : les aires du cortex activées par la vue de mots écrits sont localisées aux mêmes emplacements chez tous les individus et dans toutes les cultures.
Il est ainsi établi que le « cerveau lisant » fonctionne de la même façon devant tous les types d’écriture. Pour s’en tenir à des exemples proches, le fonctionnement est le même pour des langues dont la lecture est aisée, parce que les mots s’écrivent comme ils se prononcent (cas de l’italien ou du finlandais) et pour une langue très complexe de ce point de vue comme l’anglais. De même, la « vraie » dyslexie résulte des mêmes anomalies cérébrales, mais ses conséquences sont moins graves en italien qu’en français, et en français qu’en anglais.
Il est aussi établi que les deux processus mentionnés plus haut –voie phonologique et voie directe – sont utilisés ensemble : chaque voie est plus efficace pour certains mots, selon les lecteurs.
L’imagerie cérébrale a permis de construire de nouvelles hypothèses sur le rôle des neurones, et notamment :
– l’hypothèse que certains neurones sont spécialisés dans le codage des éléments visuels, les uns étant affectés aux éléments les plus simples, d’autres aux combinaisons de ces éléments, etc… selon un schéma hiérarchique
– l’hypothèse que les neurones n’effectuent pas les opérations d’analyse en série, une information après l’autre, mais en parallèle, en effectuant simultanément un grand nombre d’opérations, essais et erreurs, ce qui donne une impression de quasi instantanéité.
Le paradoxe de la lecture
Devant l’extraordinaire complexité et efficacité du « cerveau lisant », qui semble parfaitement adapté à sa tâche, Stanislas Dehaene pose le paradoxe suivant : « Comment se peut-il que notre cerveau d’Homo sapiens paraisse finement adapté à la lecture, alors que cette activité, inventée de toutes pièces, n’existe que depuis quelques milliers d’année ? » Cinq mille ans ne sont rien au regard de l’évolution. Les circuits cérébraux n’ont pu se développer selon des processus génétiques, qui auraient exigé des durées beaucoup plus longues.
Ainsi, les circuits corticaux spécialisés dans la lecture ne sont pas innés. Ils résultent, selon Stanislas Dehaene, de ce qu’il appelle un . Les neurones propres à l’analyse de l’écriture seraient, à la naissance, déjà spécialisés dans l’analyse de formes d’objets ou d’êtres vivants et leur reconnaissance quelle que soit leur taille (éloignement de l’objet) et leur position dans l’espace. Ces fonctions sont nécessaires à l’animal qui doit analyser son environnement, identifier rapidement proies et prédateurs, etc… Le recyclage neuronal consiste à affecter à la lecture certains de ces neurones supports de ces fonctions préexistantes. Il se produit au cours de , qui a pour effet de convertir des réseaux de neurones dédiés depuis des millions d’années à la reconnaissance visuelle des objets.
Stanislas Dehaene avance encore l’idée que l’écriture, dès l’origine et tout au long de son perfectionnement millénaire, a été construite sous diverses variantes en exploitant les formes élémentaires innées qui servent à l’identification des objets et des êtres vivants, et qui constituent l’équivalent d’un code. C’est parce que l’écriture est pleinement compatible avec les capacités de certains circuits cérébraux que le recyclage neuronal est possible.
Sous la plume de Stanislas Dehaene, ce que nous venons d’esquisser devient un récit passionnant, en termes simples accessibles aux profanes, agrémenté d’exemples démonstratifs et non dénué d’humour. Il faut cependant une attention soutenue au long des 425 pages de textes, et l’on peut regretter que quelques illustrations techniques ne soient pas mieux expliquées.
La recherche continue, et les connaissances vont s’étendre. Néanmoins, nous avons maintenant quelques réponses à des questions importantes, des quasi-certitudes et des hypothèses bien étayées. Nous commençons à savoir ce qu’implique « apprendre à lire ». Pourrions-nous y trouver matière à mieux enseigner la lecture ?