Les fondements cognitifs des apprentissages scolaires

Nous donnons à ces notes le titre d’une série de conférences données par le professeur Stanislas Dehaene au Collège de France (chaire de Psychologie Cognitive expérimentale) de janvier à mars 2015. Nous avons aussi exploité deux notes relatives à la dyslexie et à la dyscalculie dans le bulletin "Clefs CEA" n° 62. Ces articles sont proposés par l’équipe de Stanislas Dehaene au CNRS (Unité de neuroimagerie cognitive).
Le professeur Dehaene a publié deux livres de vulgarisation que nous avons présentée sur notre site  www.lire-ecrire.org  : "Les neurones de la lecture" et  "Des sciences cognitives à la salle de classe". Bien qu’il semble évident à la lecture de ces ouvrages, que les travaux présentés vont dans le sens d’une confirmation de la pédagogie explicite et donc de la méthode alphabétique, l’auteur est resté longtemps évasif à ce sujet. 
Il a par contre violemment pris position contre l’Education Nationale en la matière, à la suite d’une étude du CNRS/Université de Versailles que nous avons également commentée sur notre site.
Il serait hasardeux de contester le caractère scientifique d’études menées par le CNRS. Dans le domaine qui nous occupe ici, les progrès énormes de l’imagerie cérébrale confirment la qualité expérimentale des études menées par les chercheurs.
En effet, on connaît de mieux en mieux les fonctions assumées par des zones cérébrales bien identifiées. On peut ainsi "voir" directement quelles zones sont activées lorsqu’on propose aux personnes des stimuli bien choisis. Cela n’interdit évidemment pas des controverses au sujet de la représentativité ou de l’interprétation des expériences, qui sont d’ailleurs vérifiées par d’autres équipes de chercheurs.
Ce qui par contre échappe en partie aux exigences de la science expérimentale, c’est la transposition directe du résultat des études cognitives à l’apprentissage scolaire – du labo à la salle de classe, de l’individu unique à une collectivité d’élèves. Il faudrait pour cela pouvoir conduire, comme cela se fait couramment en matière médicale, des études larges sur de longues périodes, avec de grands échantillons d’enseignants et d’élèves, et des protocoles très rigoureux. La neutralité totale de l’Education Nationale serait nécessaire…
On verra cependant que rien, dans les considérations développées par le professeur Stanislas Dehaene, ne contredit les principes de l’enseignement explicite, structuré, progressif et répétitif.
  

Sommaire

– Le cerveau à la naissance et ses évolutions ultérieures
– L’exemple de la lecture
– L’exemple de la numération
– Les quatre piliers de l’apprentissage proposés par S Dehaene

Le cerveau à la naissance et ses évolutions ultérieures

• A la naissance, le cerveau n’est pas, comme on l’a cru, une feuille blanche sur laquelle s’imprimeraient progressivement savoirs et capacités fonctionnelles. Le nouveau-né a des capacités réelles d’élaborer des prédictions, de comparer ce qu’il apprend à ce qu’il sait déjà, de percevoir l’existence des quantités, d’évaluer des probabilités, etc. En d’autres termes, il a la capacité d’organiser et de réorganiser son savoir selon les informations que lui apportera son environnement.
Enfin son cerveau présente des zones prédestinées à l’audition, la vision, etc.
La plasticité cérébrale est la capacité de modifier l’emploi de certaines zones ou de spécialiser de nouvelles zones dans des domaines précis. Cette plasticité est maximale à la naissance : le bébé est une machine à apprendre (ce qui, transposé dans le monde animal, semble répondre à un impératif vital).
La plasticité diminue fortement avec l’âge. On a cependant observé des cas extrêmes où la perte d’un d’hémisphère cérébral a été suivie de récupération par l’hémisphère restant. Les premières années,  cette plasticité offre des capacités d’apprentissage très importants, mais aussi de grands risques de dévoiement par des pratiques pédagogiques inadaptées. 
• L’apprentissage organise et réorganise le cerveau, en spécialisant certaines zones et en multipliant les connexions entre zones. On peut donc considérer l’éducation comme un "recyclage cérébral".
Observation.
a) Lorsqu’un instituteur expérimenté dit avoir observé que les élèves de CM se répartissent en 2 groupes : d’une part, ceux qui  "entassent" les connaissances, d’autre part ceux qui comparent en permanence leur nouveau savoir et leurs acquis précédents, et émettent des hypothèses pour retrouver une cohérence.
Le second groupe réagit donc comme les bébés. Faut-il conclure que les élèves du premier groupe ont perdu cette capacité, ou ne l’ont jamais eue ?
On peut semble-t-il écarter l’hypothèse d’un désintérêt total du premier groupe pour les études car, afin d’entasser les savoirs, il faut fournir un effort notable pour les mémoriser, effort d’ailleurs supérieur à celui des élèves qui entretiennent des liens entre les notions.
À cet égard, Stanislas Dehaene avance que pour obtenir une réorganisation continue du savoir, un environnement stimulant est indispensable.
b) Dans l’enseignement maternel et élémentaire, nous adhérons à la nécessité du développement précoce de la pensée consciente. Cet exercice, qui doit être appris, enrichit le savoir formel d’images mentales par évocation, associations d’idées, etc. On peut penser que l’exercice systématique de la pensée consciente développe de nombreuses relations entre les différentes zones cérébrales.
• La recherche s’oriente vers la construction de précurseurs cérébraux permettant de prévoir d’éventuelles difficultés d’apprentissage pour les traiter pendant que la plasticité cérébrale est encore forte.

L’exemple de la lecture

Mécanismes cérébraux 
• Déchiffrer l’écrit et établir la correspondance avec le langage parlé implique logiquement les zones de la vision, celles du langage parlé et de l’audition.
La zone de l’audition existe à la naissance ; l’enfant apprend spontanément à discriminer les sons, puis à comprendre progressivement la langue maternelle. Une zone du cortex se spécialise dans les phonèmes. En apprenant à parler, l’enfant organise et spécialise les zones de l’audition et du langage.
Il n’y a évidemment aucune zone innée pour le traitement des graphèmes, des mots, et des phrases écrites. En effet, l’écriture est une invention très récente (de l’ordre de 3000 ans), et, pendant cette période, la plupart des humains ne savaient pas lire. L’évolution est beaucoup trop courte pour avoir modifié le cerveau. La lecture naturelle n’existe pas.
C’est donc dans la zone de la vision, et plus précisément dans la zone vouée à la reconnaissance des formes, comme la forme des visages, que l’enseignement de la lecture va créer une spécialisation dans la reconnaissance des graphèmes. 
On peut supposer que les animaux disposent de la connaissance de formes propres à leurs proies et à leurs prédateurs, comme des formes schématiques de la tête et des traces sur le sol.
• Le cerveau de l’apprenti lecteur doit donc "apprendre" l’exécution des tâches suivantes :
– analyser la forme de chaque lettre pour la placer en mémoire permanente, cela en l’écrivant de façon consciente (énoncer à haute voix chaque segment calligraphié, dessiner une lettre en l’air avec le bras, etc.), cela à de nombreuses reprises ;
– faire de même pour chaque graphème ;
– cela lettre par lettre, graphème par graphème, selon une progression méthodique ;
– créer, par la répétition des sons, des liens neuroniques entre les zones de la vision, de l’audition et du langage parlé.
"La lecture modifie profondément le réseau neuronal du langage oral, car elle nécessite une prise de conscience analytique du langage parlé jusqu’à ses briques les plus élémentaires, les phonèmes. Bien que dès la naissance, le nourrisson discrimine les phonèmes de façon similaire aux adultes, la manipulation consciente de ces éléments ne devient efficace qu’au moment de l’apprentissage de la lecture" (clefs CEA n° 62).
Au stade des mots et des phrases, la relation entre l’expression orale et la zone sémantique est déjà partiellement établie, dans la mesure où l’apprentissage de la lecture fait appel autant que possible à des mots déjà connus par les enfants.
Toutes ces étapes progressives et répétitives sont caractéristiques de la méthode alphabétique.
Exemples d’approches expérimentales
• On a constaté que des adultes totalement analphabètes (Indiens d’Amazonie) avaient pour la reconnaissance des visages des aptitudes très supérieures à celles des adultes alphabétisés. Cela conduit à penser que la lecture affecte la zone de reconnaissance des visages pour y coder les formes de l’écrit.
En revanche, l’apprentissage alphabétique a un effet positif sur la sensibilité aux petites différences visuelles.
• L’effet miroir. Il consiste à traiter indifféremment les formes et leurs symétriques (comme vues dans un miroir). Cet effet est inné, il pourrait être utile aux animaux pour identifier des profils quel que soit l’angle de vue. Les bébés ont donc cette faculté, et des petits enfants peuvent dessiner des lettres dans les deux sens et les considérer comme identiques.
L’effet miroir subsiste chez les illettrés, mais il disparaît avec l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Il fait donc alors l’objet d’un "désapprentissage".
Il est possible que cet effet miroir ait parfois été confondu avec la dyslexie.
• Lecture sérielle et lecture parallèle. À l’époque du déchiffrage ou décodage, l’enfant examine les lettres les unes après les autres : le temps de lecture croît avec la longueur des mots.
Chez le lecteur "expert", le déchiffrage existe toujours, mais il se fait simultanément pour toutes les lettres. Le temps de lecture est indépendant du nombre de lettres des mots.
Cela n’est vrai que pour les mots connus, car nous déchiffrons toujours consciemment les mots inconnus. De même, les temps de lecture augmentent fortement lorsque des mots connus sont déformés, par exemple en les coupant par des espaces.
• La dyslexie, (étymologiquement : trouble de la lecture).
Nous adhérons pleinement à la thèse de Colette Ouzilou sur les deux formes de dyslexie : la "vraie", affection d’ordre médical, rare, difficile à traiter, et qui laisse des effets de lenteur dans la lecture – et d’autre part la "fausse", dont les symptômes sont les mêmes que ceux de la vraie, qui est causée par des pédagogies nocives d’enseignement de la lecture, et que l’on traite en appliquant la méthode alphabétique.
Notre conviction est fondée sur de nombreux témoignages qui montrent que la dyslexie est souvent invoquée lorsque les élèves ont de grandes difficultés, et qu’on attribue systématiquement à ce phénomène une origine pathologique (voir par exemple le témoignage d’Anne-Marie Gaignard )
Le bulletin "Clefs CEA" mentionne que la dyslexie est beaucoup plus fréquente dans les milieux défavorisés., Or nous savons que dans les secteurs "en difficulté" le départ global est largement majoritaire.
Nous considérons donc que si les deux causes – pathologiques et pédagogiques – entraînent les mêmes symptômes, c’est parce qu’elles créent dans le cerveau – les neurones – des désordres du même ordre.
•  Dans l’état actuel des connaissances, l’imagerie cérébrale peut discerner des anomalies corticales d’origine génétique, mais les relie mal aux phénomènes cognitifs. Elle distingue donc mal les deux formes de dyslexie. Par contre elle décrit les nombreuses différences entre les enfants dyslexiques et les lecteurs normaux : faible activation des zones du langage oral, difficultés dans le décodage des sons du langage, et, naturellement, faible activation de la région de la forme visuelle des mots.
Cependant, en 2014, Stanislas Dehaene a abordé la question sous un angle différent, en soumettant à l’imagerie cérébrale deux groupes d’élèves, les uns ayant appris à lire et écrire par la méthode alphabétique,  les autres par la méthode à départ global. Il a ainsi constaté les effets extrêmement nocifs du départ global sur le fonctionnement cérébral.
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