Les facteurs d’efficacité du système éducatif
Le premier est celui de la gestion des établissements considérés comme des unités de production. C’est à ce niveau que l’on peut répondre par la diversité et la créativité à l’extraordinaire hétérogénéité et à l’extrême complexité des situations pédagogiques concrètes. Or, la diversité et la créativité ne se gèrent pas du centre mais de la périphérie. Toutes les tentatives du centre pour créer des filières de poursuite d’études mieux adaptées à la diversité des talents des élèves ont conduit à la création de filières de deuxième ordre. Tout se passe comme si un grand système centralisé et rigide devait sans cesse sécréter des structures de relégation pour préserver son équilibre. Un système piloté du centre ne se diversifie jamais, il se hiérarchise à l’infini.
L’exemple des chartered schools dont la réussite aux Etats-Unis est incontestable met bien en évidence les trois conditions du succès d’une politique de décentralisation. La première est que l’autonomie doit porter sur le cœur du métier c’est-à-dire sur la pédagogie et que les options prises par les établissements doivent être suffisamment tranchées pour que chaque profil d’élève trouve un lieu d’éducation adapté à ses caractéristiques. C’est par la diversité de l’offre à travers l’autonomie des établissements que peut être reconnue la pluralité des formes d’excellence. Toute la différence entre un établissement français classé en zone d’éducation prioritaire et une chartered school américaine tient à ces deux éléments essentiels : l’un reçoit des moyens additionnels et peu d’autonomie, l’autre fonctionne sans moyens dérogatoires, mais élabore et met en œuvre un projet pédagogique original. La deuxième condition a trait à l’évaluation : on ne donne pas d’autonomie à des unités qu’on n’évalue pas. Le contrat doit donc fixer des objectifs libellés, le cas échéant, de manière suffisamment rustique pour pouvoir se prêter à évaluation. La troisième condition est que le projet doit être proposé et porté par un patron et une équipe qui assumeront les résultats obtenus. Cette dernière condition mérite qu’on s’y attarde quelque peu. En effet, le fonctionnement d’un établissement d’enseignement est encore, aujourd’hui, en France, tout à fait comparable à celui d’une profession libérale en cabinet de groupe comme on pouvait en rencontrer il y a une trentaine d’années : mise en commun d’un minimum de moyens administratifs et exercice solitaire du métier. L’absence totale d’un encadrement pédagogique chargé d’animer et de coordonner l’action des professeurs dans l’établissement interdit, au-delà de la façade des mots, l’élaboration et la mise en œuvre d’un véritable projet pédagogique.
Le deuxième domaine d’amélioration de la gestion du système éducatif concerne la gestion des personnels : ce sont les enseignants et les équipes qu’ils forment qui font la différence. Il n’y a pas à s’en étonner : on retrouve là une caractéristique permanente de toutes les entreprises singulièrement de celles qui produisent un service complexe. Or, l’Education Nationale est une formidable machine à démotiver les hommes et les femmes qui la servent et à dilapider leur énergie. Les fonctionnaires, qui entretiennent volontiers une vision négative de la gestion des ressources humaines dans les entreprises, n’ont pas pris conscience qu’ils sont aujourd’hui les victimes d’un système qui confine à un véritable archaïsme social. L’Education Nationale gère des postes et des procédures, elle ignore les personnes.
Il est un troisième domaine où une gestion moderne du système éducatif trouverait utilement à s’appliquer : c’est celui de la logistique pédagogique. La nécessité de mettre en place et de gérer une véritable logistique pédagogique prend sa véritable signification avec l’irruption des nouvelles technologies de l’information. Tout indique, en effet, que ces technologies nous confrontent, pour la première fois depuis que l’éducation existe sous une forme organisée, à la perspective d’une modification substantielle de la relation entre le maître et l’élève. «L’empire immobile », qui a résisté avec constance à toute innovation depuis cinq mille ans, va être balayé par cette puissante accélération du progrès technique. On peut prendre la mesure de celle-ci en considérant l’écart qui existe entre le plan «l’ informatique pour tous » lancé en 1985 et l’internet interactif de la fin du siècle. On y trouve la même distance qu’entre les fresques de la grotte Chauvet et la peinture contemporaine : quinze ans qui nous paraissent quinze mille ans. Le progrès technique était jusqu’à présent resté cantonné aux marges du système, là où il s’agissait de résoudre des problèmes particuliers comme la formation de publics non scolarisables selon les formes traditionnelles. À l’inverse, les nouvelles technologies intéressent la formation des élèves scolarisés dans les classes. Dans ces conditions, s’il ne faut pas céder au phantasme de la classe sans maître, il faut néanmoins anticiper une transformation profonde de son mode d’intervention : moins de temps consacré à la délivrance du message académique, davantage de temps dévolu à son élaboration, à sa mise en forme pédagogique, au suivi méthodologique et à l’évaluation des élèves. Le maître n’est pas soluble dans les nouvelles technologies, bien au contraire, il apportera davantage de valeur ajoutée à ses élèves.
Il est à peu près certain que les systèmes éducatifs qui ne s’adapteront pas seront déclassés par leurs clients car, c’est aussi une de leurs caractéristiques, les nouvelles technologies sont en train de mettre les consommateurs d’école au centre du grand marché mondial de l’Education qui se construit sous nos yeux. Les monopoles nationaux vont laisser place à la concurrence qui fait elle-même apparaître de nouveaux enjeux : on se plaint aujourd’hui de l’impérialisme de l’industrie cinématographique nord-américaine ; cette emprise nous paraîtra anodine si nous laissons aux Etats-Unis une position dominante dans la production des programmes de formation.
Mes deux remarques conclusives pourraient être formulées en forme d’excuses. En effet, c’est presque la règle du genre, mon propos a été jusqu’à présent principalement consacré à l’accessoire si bien qu’il me faut venir, même tardivement, à l’essentiel.
Je vous ai d’abord longuement invité à vous interroger sur le « que faut-il faire ? » alors que la question centrale porte sur le « comment faire ? ». Je n’aurai pas l’outrecuidance de vous proposer des modes opératoires. Je me contenterai, de ce point de vue, de vous livrer trois réflexions.
La première tient au fait que dans un système éducatif plus que dans tout autre type d’organisation, ce sont les personnes qui sont les vecteurs du changement et que rien ne peut se faire sans leur adhésion. Or, celles-ci ont conclu, à l’origine, un contrat explicite ou implicite avec l’institution, contrat qui fixe leurs conditions de travail et les principales caractéristiques d’exercice de leur métier. La majorité des professeurs a opté pour le métier d’enseignant pour travailler selon les termes de ce contrat-là et pas d’un autre. Dans ces conditions, ils se révoltent si on les invite à " travailler autrement " sans leur expliquer très concrètement comment seront préservés ou rachetés leurs droits acquis.
La seconde réside dans le fait que l’Education Nationale doit intégrer le temps comme une dimension essentielle de l’action. Les riches heures des occasions ratées mettent bien en évidence que ce n’est généralement pas la pertinence des projets de réforme qui est en cause mais la manœuvre qui a été mal conduite. Le temps du ministre soumis à l’urgence du calendrier politique n’est pas à la mesure de l’horizon stratégique de l’institution. À vouloir que tout soit fait, partout, à la rentrée de septembre, il se condamne à l’échec.
La troisième est relative à l’absence de régulation externe qui rend aléatoire la mise en œuvre du changement. Aucun corps social n’aspire au changement, pas plus dans les entreprises que dans les administrations. Mais les entreprises bénéficient d’un avantage décisif : elles opèrent sur des marchés qui leur imposent en permanence les adaptations nécessaires. Dans la mesure où personne n’envisage sérieusement dans notre pays de plonger notre système d’enseignement primaire et secondaire dans le grand bain du marché concurrentiel, quels substituts peut-on trouver à la concurrence qui exerceraient une pression externe sur les acteurs et qui permettraient au ministre et à son administration de sortir de la désespérante logique du combat en ligne à heure fixe dans la plaine de Grenelle où ils se font régulièrement étriller par les syndicats ? Leur principal appui extérieur est représenté par les parents qui disposent seuls de la légitimité nécessaire. Les syndicats, d’ailleurs, le savent si bien qu’ils se sont attachés à vider leur rôle de tout contenu ou à les contrôler à leur profit : donnons-leur les moyens de se professionnaliser. La moitié ou le quart de ceux qui sont alloués sous diverses formes aux organisations syndicales permettrait de changer radicalement le rapport des forces au sein de l’Education Nationale.
Je vous ai ensuite fait part de ce que nous savons aujourd’hui des facteurs de la réussite scolaire. Les études que j’ai évoquées à cette occasion se situent toutes du côté de l’offre : le maître, l’équipe éducative, l’établissement… Elles reposent implicitement sur une vision mutilée de l’Education : celle qui privilégie le rôle du maître et réduit les élèves à un état relativement passif. La réalité est tout autre et je voudrais l’illustrer par un souvenir personnel. À la fin des années quatre-vingt, la direction de l’évaluation et de la prospective que je dirigeais s’était vue confier une mission d’évaluation de l’enseignement primaire au Burundi. L’enjeu était considérable puisque la Banque Mondiale en attendait les résultats pour procéder à une éventuelle révision du pourcentage de jeunes de chaque classe d’âge qui pourrait poursuivre des études au collège. Nous avions, mes collaborateurs et moi-même, visité des classes sur le terrain et nous avions été véritablement émus par le spectacle de ces enfants, extrêmement attentifs, assis par trois ou quatre derrière des pupitres Jules Ferry d’origine, sans livres ni matériels scolaires, exposés aux intempéries car l’étanchéité des toitures n’était plus qu’un lointain souvenir. Je vous laisse imaginer notre étonnement lorsque nous constatâmes que les résultats ne différaient pas significativement de ceux que nous observions dans de nombreuses écoles françaises. On ne peut pas l’expliquer si on ne retient pas que la motivation des élèves est un facteur essentiel de la réussite scolaire et qu’elle prend elle-même appui sur la valorisation de l’Education par la société dans son ensemble. Celle-ci était forte dans les pays d’Europe occidentale à la fin du XIXème siècle. Elle explique pour l’essentiel la réussite des pays d’Asie aujourd’hui. À l’opposé, le message le plus terrible qui nous parvient des cités est celui lancé par ces jeunes qui nous disent qu’ils ne croient plus en la capacité de l’Ecole à changer leur destin.
Jean-Pierre BOISIVON Professeur émérite à l’Université Paris II Panthéon-Assas Délégué général de l’Institut de l’Entreprise
Extrait d’une Conférence prononcée le 26 mars 2001 à l’Académie des Sciences Morales et Politiques www.asmp.fr