Les conséquences fatales de l’idéologie dominante
La situation actuelle : un système illégitime mais efficace
Le statut idéologique du savoir n’est pas sorti indemne de ces critiques successives, sans que pourtant se reconstitue une vision cohérente de l’école et de ses missions, sinon au niveau du discours convenu. Toutefois, un ministre de l’ éducation (1) n’hésitait pas naguère à réaffirmer sa foi dans l’élitisme républicain et le diplôme reste toujours perçu dans les familles et auprès des élèves eux-mêmes comme le meilleur rempart contre le chômage, le meilleur bagage pour aborder et traverser la vie professionnelle. Bien sûr, l’absence de sélection, l’inefficacité de l’orientation et le laxisme de certaines filières n’ont fait qu’affaiblir la relation entre le niveau de diplôme et le niveau d’emploi, mais le parchemin reste pour beaucoup d’élèves et de familles le but ultime de toute éducation. En termes explicites, l’objectif premier du système scolaire peut bien rester l’acquisition de connaissances, ce qui se passe réellement à l’école est de plus en plus un apprentissage à mesurer et à ménager son activité pour gérer sa moyenne, et obtenir un diplôme au moindre effort. Dans tout système, ce sont les modes d’évaluation et les sanctions associées qui déterminent en premier lieu les stratégies et donc les comportements des individus, et qui à terme structurent l’organisation, vue comme un ensemble de processus explicites ou cachés. Les élites sont de plus en plus suspectes, soit, mais trouver la filière qui donnera la meilleure chance à un enfant d’atteindre quelques années plus tard les plus efficaces des classes préparatoires aux grandes écoles menant aux grands corps de l’Etat devient un objectif de plus en plus partagé dans les classes moyennes (2). Le système n’est peut-être plus légitime, mais il reste perçu comme efficace. Bien téméraire ou bien inconscient serait celui qui voudrait l’ignorer.
L’école « machine à exclure »
Toutefois, si pour un petit nombre l’école reste l’instrument privilégié pour accéder aux couches sociales supérieures, pour beaucoup, elle est simplement perçue comme moyen d’échapper au pire. Le slogan bien connu : «avec le bac, tu n’as rien, sans le bac tu n’es rien » traduit bien ce sentiment qui fait que l’école, d’ascenseur social, est vue maintenant comme machine à exclure. Ni pour ceux à qui il a permis de rester au sein de la société, ni pour ceux qu’il a contribué à exclure, le système éducatif n’est plus légitimé à opérer la sélection sociale. Les premiers, parce qu’ils se retrouvent indifférenciés dans une large population de mœurs et de mode de vie finalement assez voisins (3) et que la différenciation s’opère alors par d’autres critères que les niveaux culturel et scolaire. Les seconds, parce qu’ils ne peuvent bien sûr que contester un système qui les rejette, avec des règles du jeu que souvent ils n’ont pas comprises et qui, selon eux, n’ont été mises en place que pour mieux les éliminer.
L’ignorance « marque d’indignité »
Plus grave encore est une conséquence inévitable du décalage entre la promesse « vous serez tous des savants» et la réalité qui fait que le recul de l’ignorance bute, nous l’avons vu, sur une limite qui semble ne pouvoir être dépassée. Si la promesse n’est pas tenue, une fois mis en place tous les mécanismes émancipateurs, alors ceux qui restent exclus de cette promesse ne peuvent être qu’indignes. On retrouve là les conclusions de Philippe d’Iribarne. Celui-ci, par une analyse serrée des textes fondateurs de l’émancipation, a clairement montré que dans une société qui se réfère à l’idéal d’égalité, compris comme un idéal de dignité, ceux qui n’auront pas accédé de fait à la condition de souverain qui leur était promise ne peuvent être regardés que comme des souverains déchus, voués à la honte et à l’humiliation. Le lien entre pouvoir et dignité est bien la raison profonde pour laquelle la promesse d’émancipation devient par une logique implacable génératrice de mépris et d’exclusion. Depuis toujours, l’école a humilié le cancre (4), mais lorsque le savoir est devenu l’instrument de légitimation du pouvoir, un nouveau lien a été ainsi créé entre savoir, pouvoir et dignité ; l’humiliation de l’ignorant est sortie alors du cadre de l’école pour envahir toute la société. Il n’est donc pas étonnant qu’au fur et à mesure que recule l’ignorance, l’exclusion qu’elle génère devient plus profonde pour la minorité concernée.
Serge FENEUILLE – Président du Conseil de Recherche de l’Ecole Polytechnique, Membre de l’Académie des Technologies.
Extrait d’une Conférence prononcée le 1er mars 2001
à l’Académie des Sciences Morales et Politiques. www.asmp.fr
(1) Jean-Pierre Chevènement
(2) On a pu même à ce propos parler de «délit d’initié» pour les parents qui connaissent le mieux ces filières, à savoir les enseignants eux-mêmes.
(3) Rappelons qu’en France, les «cadres», au sens large, représentent plus de 50 % de la population active.
(4) Le bonnet d’âne en étant le meilleur symbole.