Meurtre de la dissertation ? Meurtre des disciplines
FRANÇAIS, HISTOIRE, PHILOSOPHIE
L’exercice de dissertation a été l’an passé l’objet de polémiques et de débats passionnés, où l’on a voulu voir une querelle des Anciens et des Modernes. Le sujet n’est pas là .
Au-delà du mot qui a cristallisé des réactions antagonistes – que l’on a cherché à apaiser en conservant le terme de « dissertation » dans les nouveaux programmes de français et de philosophie – se jouent en effet des questions beaucoup plus graves. L’enjeu n’est pas l’archaïsme ou la modernité d’un exercice, mais un avenir : celui de la formation de l’esprit et de la pensée réflexive de la génération qui vient, et celui du maintien dans l’enseignement du second cycle en France, par le biais d’un examen suffisamment certificatif, de disciplines spécifiques et clairement identifiées : le français, l’histoire et la philosophie.
La formation de l’esprit.
La dissertation est un exercice de vigilance intellectuelle. Elle remet en question, par principe, la matière dont nous formons nos jugements, à savoir les mots, afin d’éviter ces faux débats dont les conclusions tiennent aux termes dans lesquels on les a posés. Aussi, en amont de toute velléité «d’argumenter» pour ou contre, voire de «faire un plan» pour traiter un sujet donné (en français, en histoire, en philo, en économie…), s’agit-il de remettre en question la formulation même du sujet et de discerner le problème que pose cette formulation. Comme dit Bergson, «la vérité est qu’il s’agit, en philosophie comme ailleurs, de trouver le problème, et par conséquent de le poser plus encore que de le résoudre. Car un problème spéculatif est résolu dès lors qu’il est bien posé.»
Cette pratique de l’analyse conceptuelle est aussi ancienne que celle de la raison. On la voit à l’oeuvre dans les dialogues de Platon. Elle a connu diverses modalités d’exécution, mais elle repose toujours sur un solide entraînement intellectuel et suppose, à titre de condition préalable, une instruction approfondie et de réelles connaissances sur les sujets traités.
Marginaliser la dissertation, ou la dénaturer tout en en conservant le nom, comme le font ou s’apprêtent à le faire les textes officiels qui régissent les épreuves du baccalauréat en français, histoire et philosophie, c’est attenter à cette formation ; pire : c’est y renoncer.
Le terme ne disparaît pas de la définition des épreuves du bac. Mais il est constamment redoublé d’expressions ou d’appositions qui en modifient la nature, et, partant, le type de réflexion et de formation de l’esprit proposé de fait aux élèves.
Ce sont tout d’abord les exigences de rigueur, d’organisation et de qualité de la pensée qui sont atteintes par la lettre des textes. En français, la dissertation devient une «production écrite » baptisée «écriture de dissertation », preuve qu’elle n’en est plus une. Ces appellations réductrices conduiront en effet à considérer comme devoir acceptable tout essai de réflexion des élèves, quelles qu’en soient la méthode ou la qualité d’exposition de la pensée. Un devoir incomplet ou déséquilibré restera toujours une « production écrite ». En histoire, les textes officiels indiquent que « la composition remplace la dissertation ». Cette «composition " marque une baisse des exigences : la « composition », « à connotation moins rhétorique et scolastique que l’ancienne dissertation, suppose simplement un devoir organisé ». En philosophie, dans les plus récents textes officiels qui ont suscité un rejet massif, la dissertation est elle aussi réduite : elle « correspond le plus souvent à la mise en scène argumentative d’une réflexion ». Les exercices préparatoires en sont une caricature : « la production (…) de brefs textes susceptibles de constituer les moments d’une argumentation de type dissertatif », comme si une réflexion en morceaux pouvait être une propédeutique à une réflexion complète, qui, on le sait, ne se construit qu’en s’éprouvant, se nuançant, se critiquant elle-même.
Le mot reste ; qu’en est-il exactement de la chose, quand les termes qui l’encadrent la pervertissent et la déprécient, qu’en est-il des objectifs de formation de l’esprit, quand les exigences d’exposé de la réflexion disparaissent, qu’en est-il de la précision de la pensée, quand aucun critère de qualité de l’expression n’est indiqué ?
C’est ensuite la nature même de la réflexion proposée qui est profondément modifiée. Là où l’élève devait auparavant construire sa propre pensée, par l’élucidation critique de la question posée exigeant un recul par rapport aux réactions premières, et l’élaboration d’un raisonnement personnel pour y répondre, les textes officiels lui imposent constamment «l’argumentation ». En français, la dissertation est qualifiée de « réflexion argumentée », en histoire c’est le « commentaire de document » qui doit fournir « une réponse argumentée à la problématique définie par le sujet », en philosophie la dissertation est « mise en scène argumentative de la réflexion ». Or qu’est-ce que l’argumentation, sinon la mise en œuvre non d’une pensée élaborée, mais d’un « discours qui vise à obtenir l’adhésion d’un auditeur ou d’un lecteur aux thèses qu’on présente à son assentiment » ? Il va s’agir d’exercices creux et rhétoriques, fondés sur les techniques de l’adhésion et non sur la nécessité d’une réponse construite et organisée à une question intellectuellement dérangeante et stimulante. La réflexion sera réduite à l’approbation ou au rejet et non consacrée à une élaboration critique, comme le montre le programme de Seconde de français, qui pour toute pensée réflexive enseigne « l’éloge et le blâme ». On attend la Première pour enseigner la « délibération », encore qu’elle ne vise qu’à « la comparaison entre plusieurs opinions » ; l’opinion prime donc sur la vérité, l’adhésion sur l’inquiétude ou la question, il ne s’agit plus de résoudre un véritable problème, mais de prendre toute réaction ou tout avis personnel pour une réflexion élaborée, et de considérer que toute opinion vaut autant qu’une autre, puisqu’elle n’a pas à se justifier et que prédomine dans les nouveaux programmes des disciplines littéraires une idéologie des droits de l’homme mal assimilée : toutes les opinions et tous les comportements s’équivalent puisque tous les hommes sont libres et égaux en droits. C’est ainsi la pensée clanique qui est promue au rang de jugement critique. C’est l’abandon, au profit d’un relativisme généralisé, de la recherche autonome, patiente et exigeante de vérité qui était celle de la dissertation.
Cet appauvrissement général de la réflexion sera accentué par la concurrence déloyale que feront à ces exercices de dissertation « light » d’autres exercices plus faciles figurant au menu des nouvelles épreuves. Ainsi en histoire, « l’étude de documents » se réduit à une synthèse en trois cents mots portant sur des documents ne faisant appel à aucun savoir antérieur. En français, « l’écriture d’invention » attirera plus sûrement les candidats que les autres exercices exigeant un minimum de préparation, de connaissances et de rigueur. Continuera-t-on d’ailleurs à préparer à la réflexion dissertée dans ces deux disciplines, alors que l’attrait de notes meilleures à l’examen, sans efforts, en détournera les élèves ? Force est de constater que l’on s’achemine ,avec une telle réforme des épreuves, vers un baccalauréat où la mobilisation de connaissances et un approfondissement de la culture ne constitueront plus une exigence.
La dissolution des disciplines.
Cette réflexion est également appauvrie par l’objet sur lequel elle portera, où il est difficile de reconnaître le visage propre de chaque matière. En français, le « corpus de textes et documents » prévu pour le baccalauréat n’est pas qualifié de « littéraire ». Si « l’écriture de dissertation » prévue pour l’épreuve porte bien sur le programme de Première, ce programme est constitué « d’objets d’étude », de rubriques desséchantes à connotation normative (les « genres et registres »), où la question du sens des textes ne prévaut pas. En philosophie, le programme porte sur des notions mutilées par leur couplage et leur intégration à des problématiques figées, réductrices, qui évacuent elles aussi la construction d’un sens et d’une réflexion véritablement philosophiques. En histoire, le propre de la matière disparaît lui aussi : l’histoire n’est plus une discipline de « connaissances », mais « d’informations », la formation à la conscience historique et aux méthodes critiques est éliminée par les nouvelles épreuves, mécaniques ou indigentes, qui en font table rase. Toute ambition visant à construire un itinéraire de sens est ainsi gommée, dans les trois matières, par des problématiques prévisibles ou fournies le jour de l’examen.
Les trois disciplines voient également leur champ considérablement réduit, partant leur nature même altérée. La dissertation française ne porte plus sur une problématique littéraire, mais sur une question qui découlera d’un corpus qui ne l’est pas, la composition historique mobilise de simples informations, la dissertation philosophique, décrite par le président du GTD comme un « exercice d’argumentation démocratique », se consacrera entre autres à « un certain nombre de questions à ancrage contemporain ». Dans les trois cas, une même soumission à l’immédiateté, à « l’air du temps », à un utilitarisme étroit, dénature la discipline même – la disparition en français d’une histoire littéraire construite en est la preuve : on fabrique des élèves sans passé, sans tradition, sans patrimoine, réduits à leur « moi ».
La modification des visées de la dissertation illustre les modifications que l’on veut faire subir aux disciplines : en détournant le français vers la communication, l’histoire vers le traitement d’informations, la philosophie vers l’argumentation, on leur fait quitter un champ intellectuel clairement défini, celui de la pensée, de la recherche, de l’ouverture et du questionnement, pour un statut de disciplines « sociales » à perspective fonctionnelle. Par le biais d’une « dissertation » édulcorée, s’opère ainsi un glissement de la formation et de l’instruction vers la socialisation.
Les objectifs de citoyenneté constamment imposés par des programmes visant à « la formation du citoyen » confirment cet appauvrissement, cette uniformisation, cette instrumentalisation et cette perversion de matières qui devraient pourtant mener à l’émancipation, voire à la subversion, et non à des conduites stéréotypées et bien-pensantes.
On peut donc constater, à la lumière de ces nouvelles épreuves de « dissertation » de baccalauréat de français, d’histoire et de philosophie, d’inquiétantes convergences. Dans ces trois matières, ce qui reste de la dissertation devient au fond une seule et même épreuve passée trois fois par les mêmes élèves. Ce sera une épreuve dépourvue d’exigences et de savoirs disciplinaires, privée d’ambition intellectuelle, limitée aux savoir-faire étroits et aux réflexes immédiats. Formatée et préprogrammée par des problématiques communes déconnectées de socles scientifiques, elle signe l’abandon de la construction d’une pensée critique, en même temps que la liquidation des disciplines. La dissertation ne sera plus ni littéraire, ni historique, ni philosophique. Reposant désormais, quelle que soit la matière, sur une formation « citoyenne » des élèves issue d’une même idéologie de l’égalitarisme, la « dissertation » « nouvelle formule » appliquée aux trois disciplines dilue la spécificité de chacune dans une sorte de pseudo-matière dont on a tout lieu de craindre qu’elle ne corresponde au cadre vague et mal défini que l’Education Civique Juridique et Sociale, récemment introduite au lycée, propose.
Ainsi, un discours officiel fallacieux, des dénominations apparemment ambitieuses mais au fond vidées de leur sens, éliminent des épreuves du baccalauréat les exigences intellectuelles de la formation de l’esprit, et font au passage table rase, en éludant la sanction de savoirs précis, de la nature et de l’existence même de matières jusqu’à présent enseignées au lycée puis à l’université.
Un obscurantisme sans précédent régnant en doctrine officielle, une régression inédite se drapant des atours de la modernité, se profilent ainsi . Nés de la conviction désespérante que le savoir n’est pas libérateur, mais facteur d’inégalité, et que la transmission des connaissances est un acte de pouvoir indu, ils sacrifient délibérément à l’indigence et à l’aliénation la formation et l’émancipation que doit à chaque élève l’Ecole de la République.
L’heure n’est donc plus au débat, mais à l’opposition.
Didier Guilliomet, professeur de philosophie au lycée Robert Schuman, Le Havre.
Agnès Joste, professeur de lettres au lycée Claude Monet, Le Havre ;collectif Sauver les Lettres (www.sauv.net)
Martin Motte, professeur d’histoire et géographie au lycée Claude Monet, Le Havre.
Ce texte a d’autre part été signé par les enseignants et écrivains :
Elisabeth Badinter
Pascal Bruckner
Régis Debray
Henri Mitterand
Francesca Ferré (pour l’association Réflexion pour l’Enseignement de la Philosophie, rep.assoc@free.fr )
Adrien Barrot, Pedro Cordoba, Eliane Thépot (pour l’association Reconstruire l’Ecole,
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Les citations qui figurent dans ce texte sont issues :
– pour le français du projet d’Epreuves Anticipées pour 2002 (MEN, mars 2001) et des Documents d’Accompagnement de la classe de Seconde (CNDP, juillet 2000) ;
– pour l’histoire, du BO n°12 du 20.03.1997 et du document national »Critères et conseils de correction pour l’histoire-géographie » pour la session 1999 du baccalauréat ;
– pour la philosophie, du BO n°8 du 31.08.2000
Document présenté sur www.sauv.net