Le fléau de l’illettrisme

Le fléau de l’illettrisme est dénoncé autant par les autorités politiques et les acteurs économiques que par les parents soucieux d’une formation scolaire satisfaisante de leurs enfants. L’accord est moins unanime sur la part qu’il convient d’accorder à chacune des causes de ces phénomènes, qu’il s’agisse de l’influence des médias ou des jeux, de la non-directivité recommandée par certaines doctrines pédagogiques, de la condamnation des devoirs ou de l’entraînement de la mémoire, du refus général de l’effort, de la formation insuffisante des enseignants ou des défauts inhérents aux méthodes d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Quel que soit le rôle de chacun de ces facteurs, il est légitime d’examiner et au besoin de réformer les méthodes qui n’ont pas fait leurs preuves. Il paraît urgent de confier cet examen à des instances indépendantes telles que des associations capables de garantir la séparation des pouvoirs.

Comme dans beaucoup de domaines, on appelle «modernes» des pratiques surannées. Depuis peu, l’adjectif «postmoderne» est censé qualifier soit des renversements de tendance soit des amendements. S’agissant de l’apprentissage de la lecture, la méthode «globale» semble avoir été abandonnée au profit d’une méthode «semi-globale». Est ainsi présenté comme un progrès rassurant ce qui, à l’examen, n’est pas plus convaincant qu’une «statue semi-équestre».

En matière de lecture, le semi-global n’est qu’un demi-aveu d’échec et veut perpétuer l’application de trois principes controuvés, à savoir l’iconicité du mot écrit, la perception directe de la «Gestalt» et le rôle inhibiteur de l’analyse. Ces hypothèses ont déjà un bon siècle d’ancienneté, même si leur application pratique officielle, et généralisée ne compte que quelques décennies. Les recherches cérébrales contemporaines les falsifient et renouent avec des conceptions classiques éprouvées.

Le signe est arbitraire. Ce qui est évident pour les signes élémentaires ne l’est pas moins pour certaines combinaisons simples, par exemple pour -in- pour -au- ou pour -eng-, qui correspondent à des sons différents selon les langues, sans parler des consonnes ou voyelles «muettes». Les conventions particulières sont fondées sur l’arbitraire général.

La perception instantanée des complexes est incontestable pour certaines formes. Ainsi, on reconnaît d’emblée un cercle au lieu de construire cette figure à partir des points également distants d’un autre dans un plan. Les lettres elles-mêmes et certaines combinaisons de lettres se perçoivent immédiatement, mais non en tant que porteurs de sens. En revanche, la perception bloquée – et fréquemment approximative – de certaines suites significatives n’est que l’effet d’une accoutumance prolongée à la combinatoire et n’implique pas le collage biunivoque de tel graphisme complexe à tel ou tel vocable prélevé sur un vocabulaire ‘primaire’ forcément restreint.

Enfin, l’apprentissage suppose un va-et-vient constant de l ‘analyse et de la synthèse, ou, pour parler plus simplement, de la lecture et de l’écriture, de l’expérimentation et de la correction. Le fonctionnement physiologique, psychologique et mental de la relation entre le signe et le sens devrait être expliqué aux enseignants. En attendant des ouvrages scolaires plus réalistes, les parents devraient disposer de cahiers d’exercices qui préparent et accompagnent l’acquisition de l’écriture et de la lecture au lieu de se voir déconseillée une coopération qui serait nuisible parce que précoce.

Paris, le 30 janvier 2003
Jean-Marie Zemb
Membre de l’Institut & Professeur honoraire du Collège de France

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