Faut-il vraiment plonger les élèves dans le chaudron du numérique ?

 

Troisième partie :

Tirer les leçons des échecs passés ?

Depuis plus de 30 ans, l’Education nationale a connu dans ce domaine plusieurs crises d’utopisme aigu, et de décisions « volontaristes » selon le vocabulaire en vogue chez les politiques.
Le précurseur a été Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui, dans les années 70, exposait comment l’informatique ouvrirait à tous les petits africains l’accès au savoir universel. 
Suivirent, à partir des années 80, divers plans d’informatique pour tous, qui ont suivi le même cours : une décision centrale d’équiper les écoles (c’est facile, il suffit de payer), la réception de matériels sous employés et plus ou moins rapidement mis au placard.
Depuis quelques années, la banalisation des équipements numériques a provoqué chez les élèves des habitudes nouvelles, sans réaction ou sans grande réflexion de la part des responsables de notre enseignement. 
Peut-on espérer que, cette fois-ci, les choses en iront autrement ?

Développer des aides numériques
Un nouveau service public
Risques de dérives, nécessité de contrôles
Un cas d’école en faveur du principe de précaution

Développer des aides numériques.

Il est facile d’imaginer des outils numériques. Il est beaucoup plus  difficile de les développer, de les tester, pour sélectionner les plus utiles. Il faut pour cela une connaissance approfondie de la relation maître-élève dans une discipline. Dans un processus pédagogique il faut ensuite  détecter  l’activité qui pourrait être mieux aidée par des moyens numériques que par des livres, des cahiers et de d’autres moyens ordinaires. Alors seulement se pose la question des matériels et logiciels. 
Dans le passé, on a souvent suivi le chemin inverse, en commençant par l’acquisition du matériel, à l’initiative des fabricants fascinés par l’importance du marché de l’enseignement. C’est ainsi que récemment les médias ont été mobilisés pour une tablette tactile destinée aux petits enfants et promue par BIC.    

Un nouveau service public.

 L’article 10 du projet de loi de refondation de l’école prévoit la création d’un "Service public de l’enseignement numérique et de l’enseignement à distance, pour :
1 – Mettre à disposition des écoles et des établissements d’enseignement des services numériques permettant de prolonger l’offre des enseignements qui sont dispensés et faciliter la mise en oeuvre d’une aide personnalisée aux élèves.
2 – Proposer aux enseignants des ressources pédagogiques pour leur enseignement, des contenus et services destinés à leur formation initiale et continue et les outils de suivi de leurs élèves et de communication avec les familles.
3 – Assurer l’instruction des enfants qui ne peuvent être scolarisés dans une école ou dans un établissement scolaire." 

On est ici dans le droit-fil technocratique : chaque nouveauté, chaque nouvelle question ou nouvelle idée appelle la création d’organes spécialisés. Ce nouveau service va ainsi « mettre à disposition  » et « proposer aux enseignants » des ressources pédagogiques.
Mais qui va concevoir, développer, diffuser ? Le texte de l’article 10 pourrait laisser supposer que c’est le nouveau service. Mais les commentaires dans l’annexe du projet mentionnent que « cet effort visera notamment à développer une filière d’édition numérique pédagogique française (sic)».
Les auteurs du projet de loi voient sans doute ce nouveau service comme dirigeant et organisant, en déléguant largement l’initiative et les risques des innovations.
En règle générale, les innovations se multiplient dans des systèmes apparemment anarchiques, dans un climat favorisant la prise de risque. Le texte de cet article exprime clairement l’idée que les enseignants ne sont pas jugés capables d’innover. Peut-être, en effet, seront-ils mis dans l’impossibilité de le faire.

Plutôt que cette vision centralisatrice, il faudrait faire  confiance aux enseignants compétents et volontaires, travaillant en réseau, pour créer et lancer l’expérimentation de ces nouveaux outils. Cela devrait pouvoir se faire en respectant la liberté et les droits des auteurs. Après ce stade, il faudrait mettre en place une aide financière et technique au développement avec des partenaires extérieurs compétents. 
In fine, cependant, le résultat dépendra de l’accueil qui sera réservé par les enseignants à  ces nouvelles ressources pédagogiques, à ces nouveaux contenus et services. En effet, la liberté pédagogique des enseignants implique le droit de choisir ses propres pratiques, et donc de recourir ou non aux moyens numériques.

Risques de dérives, nécessité de contrôles

 Le numérique peut être la meilleure ou la pire des choses. La pire, si l’on part de l’idée que le numérique va alléger fortement le travail des enseignants et des élèves, et permettre encore plus d’élargir le domaine de l’enseignement au détriment de l’approfondissement. Le pire, si l’on croit que ces nouveaux moyens diminueront els exigences de  formation professionnelle des enseignants, alors que ce sera l’inverse. Le pire, enfin, si le numérique devait servir l’ambition de "remodeler" le système d’enseignement pour que les élèves se conforment aux standards égalitaristes.
Le meilleur, si le numérique est conçu comme une évolution des aides pédagogiques, pour mieux enseigner et mieux apprendre – en accroissant les exigences vis-à-vis des élèves – sans changer la nature profonde du processus de transmission du savoir.

Il faudra d’abord mettre sous contrôle ces nouveaux moyens, dont les effets positifs ou négatifs se manifesteront à long terme. Ce contrôle portera sur les pratiques, sur les résultats, sur les éventuels effets secondaires. Il faudra vérifier que les aides numériques n’affaiblissent pas les activités visant à développer des capacités intellectuelles, la réflexion, la maîtrise de l’expression personnelle, le goût de la réflexion, de la lecture et l’écriture.
Il faudra procéder à des comparaisons de l’efficacité des nouveaux moyens par rapport aux procédés éprouvés.
Il faudra contrôler les dérives qui proviendraient d’un engouement trop vif pour la nouveauté, entraînant par exemple une pression sur les enseignants qui, en vertu de leur liberté pédagogique, n’adopteraient pas ces moyens numériques.
Il faudra éviter aussi la dérive consistant à modifier les évaluations, pour les conformer aux possibilités des nouveaux moyens. 
Il faudra enfin respecter la liberté pédagogique des enseignants qui n’adopteront pas les nouveaux moyens, et veiller à ce que la formation initiale des enseignants inclue la connaissance des autres aides pédagogiques.

Un cas d’école en faveur du principe de précaution.

Les activités, services ou produits qui n’ont que des avantages et pas d’inconvénient n’existent pas. Certains sont vus comme tel, parce qu’on ignore toutes les conséquences de leur adoption.
Dans le cas présent, il est évident que le risque est d’autant plus grand que l’élève est plus jeune, évidence soulignée par le rapport de l’Académie des sciences.
C’est pourquoi ce n’est certainement pas par des tablettes tactiles dans les maternelles qu’il faut recommencer.

Dans l’enseignement supérieur, lorsque les copier-coller auront été bannis définitivement, l’Université devrait faciliter l’accès des étudiants aux diverses  aides "numériques", et en développer elle-même.
Les étudiants les plus avancés dans le cursus universitaire sont déjà abonnés au numérique, et l’effort d’innovation repose entièrement sur les professeurs, qui devraient recevoir une aide à la réalisation pratique de leurs idées pédagogiques.

Quant aux premières années d’études supérieures, il faut distinguer les étudiants convenablement instruits, formés à la réflexion logique d’une certaine complexité, et capables de s’exprimer oralement et par écrit.
Les autres entrent à l’université sans maîtriser les bases élémentaires, malgré 12 ans d’études ou plus. Savoir si l’enseignement supérieur peut et doit combler les lacunes de l’enseignement scolaire, par quels moyens et pour quels élèves, est une question extra-ordinaire qui attend une réponse réaliste.
Pour le primaire et le secondaire, il est clair que, si le numérique favorise les initiatives et des expériences locales, les diffusions générales, suscitées par l’Education nationale, ne devraient intervenir que dans le respect du principe de précaution : d’abord le lycée, puis le collège, puis l’école élémentaire et enfin la maternelle, le passage de chaque étape  étant conditionné par un succès attesté dans l’étape précédente.

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