Faut-il vraiment plonger les élèves dans le chaudron du numérique ?
Deuxième partie :
Les applications du numérique
Quelques exemples
Ces exemples ne sont pas des modèles, ce ne sont que des esquisses permettant de montrer la diversité des applications potentielles du numérique dans l’enseignement, et d’évoquer les conditions de leur efficacité. Ces esquisses n’ont aucune prétention professionnelle.
Machines à enseigner
La place du numérique entre le maître et l’élève
L’enseignement d’une langue vivante dans le primaire
Le calcul mental
L’écriture "numérique"
Ecriture au collège
Questions et réponses
Représentations, modèles
Documentation, informations
Principe de liberté de l’élève
Machines à enseigner
Un précurseur, une fausse machine à enseigner: le livre d’enseignement programmé. Le livre expose certaines notions suivis d’un QCM. Chaque réponse possible renvoie à une page. La bonne réponse envoie à la suite de l’exposé, les mauvaises réponses à des explications complémentaires suivies de QCM etc. Un tel livre est agréable à lire mais n’apprend rien de solide parce que le lecteur est promené et perd en cours de route la structure de l’information.
Il existe des machines pour l’entraînement, qui simulent la réalité et permettent de multiplier et de varier les exercices ; mais elles ne couvrent qu’une fraction du domaine de l’enseignement.
Une vraie machine à enseigner numérique serait un robot professeur, capable non seulement d’exposer, mais aussi de poser des questions, d’analyser les réponses, de détecter les causes des erreurs des élèves, tout cela sur la base de "systèmes experts". Ces systèmes ont besoin d’une masse d’informations fournies par les experts en chair et en os ; ils traitent ces informations en simulant le raisonnement de l’élève. Implicitement, ils incluent dans leur base de données l’image de ce que nous pouvons appeler "l’élève numérique".
À vue humaine, ce n’est probablement possible que pour l’apprentissage d’opérations simples, dont la pratique ne présente qu’un nombre limité d’occurrences codifiables, même en prenant en compte 99 % des erreurs des élèves identifiées dans la phase d’expérimentation.
La place du numérique entre le maître et l’élève.
Le maître distant et muet.
Mettons à part les enfants prodiges et les autodidactes géniaux. La plupart des autres ont, pour apprendre, besoin d’un maître. Ils peuvent trouver ce maître dans le rédacteur d’un livre, le créateur d’un film montrant expériences et tours de main, l’auteur d’un recueil d’exercices nombreux et progressifs assortis de moyens d’auto correction.
Qu’apporte le numérique ? L’image mobile et le son peuvent faire dans certaines matières une grande différence avec l’imprimé. La télétransmission est secondaire, sauf la possibilité de développer à l’infini des liens avec des ouvrages numérisés (hypertexte) ; mais ceci comporte aussi de risque de nomadisme et de dispersion.
Tout cela change-t-il fondamentalement le sort de l’élève? Tout dépend de la nature des savoirs à transmettre.
Le maître présent ou accessible.
La première organisation qui vient à l’esprit s’apparente à celle de l’enseignement à distance . Dans un premier temps, l’élève acquiert des notions nouvelles, il révise les notions acquises, chez lui ou en classe, devant un écran. Dans un second temps, le maître donne à faire des exercices et les corrige; il induit des erreurs commises par l’élève certaines lacunes d’acquisition, il fournit explications et conseils et de nouveaux travaux pour progresser.
L’inconvénient de cette disposition est que, si l’élève a été bloqué par quelque chose dès le début de son travail personnel, non seulement il perdra beaucoup de temps, mais encore le maître devra reprendre avec lui toute la leçon.
On peut concevoir le dispositif inverse : le maître dirige lui-même la phase d’acquisition, en veillant à ce qu’aucun élève ne reste bloqué, ceci ayant pour effet de garantir des plus grandes chances de succès dans les exercices.
Le travail à l’écran permet ensuite de multiplier les exercices, d’enregistrer les réponses, l’exploitation pédagogique des réponses étant effectuée par le maître, qui passera d’autant plus de temps avec un élève que celui ci a moins bien réussi.
Le point commun aux deux approches est le suivant : croit-on que des outils numériques perfectionnés permettront aux élèves de travailler seuls une partie notable du temps (sans le maître, mais peut-être avec l’aide d’autres élèves) ? Seconde question : cela ne conduit-il pas rapidement à de grandes différences d’avancement des élèves, et par conséquent à des exigences plus fortes à l’égard des maîtres ?
L’enseignement d’une langue vivante dans le primaire de (exemple : l’anglais).
Lire-Ecrire préconise que cet apprentissage soit purement oral pour deux raisons : d’une part la capacité d’accoutumance aux sons d’une langue étrangère, très forte chez le bébé, diminue rapidement jusqu’à 11 ans (voir L’enfant aux deux langues). D’autre part, l’apprentissage de l’écrit suppose la pratique de la grammaire et l’orthographe. Il est bien plus profitable pour les élèves du primaire de se concentrer sur la grammaire et l’orthographe françaises.
L’apprentissage oral comporte deux aspects : d’une part la discrimination auditive qui permet de comprendre l’anglais parlé par un Anglais instruit, d’autre part la prononciation, qui fait qu’un Anglais comprend un Français pensant parler anglais.
Se présente un obstacle de taille : sans disposer d’informations précises, on peut penser que la grande majorité des instituteurs prononce mal l’anglais, comme la plupart des Français.
Pour la discrimination auditive, des moyens audiovisuels, réalisés avec des Anglais, peuvent garantir une élocution parfaite. Mais comment s’assurer que les enfants suivent, sans leur poser des questions en anglais en exigeant des réponses dans cette langue ?
La seule solution raisonnable serait peut-être de demander à des enseignants anglais vivant en Angleterre, de conduire des séances courtes de questions-réponses, en duplex. Cela permettrait en même temps d’enregistrer les réponses de chaque élève et de suivre ainsi ses progrès. L’instituteur français organiserait les séances et, hors de la présence des élèves, pourrait échanger sommairement avec le professeur anglais.
Si cette organisation était jugée trop coûteuse, mieux vaudrait s’en tenir à des séances audiovisuelles courtes, nombreuses et très progressives, en escomptant des progrès chez la plupart des élèves, et en complétant ces séquences par des contacts occasionnels avec de bons anglophones quelle que soit leur nationalité.
Nous supposons ici que l’on cherche à enseigner l’anglais d’Angleterre, qui est aussi l’anglais des personnes cultivées aux USA. Si par contre l’objectif était d’enseigner le «globish», global english fortement simplifié et appauvri, d’usage dans une partie des communications internationales, les difficultés seraient moindres, la prononciation y jouissant d’une forte tolérance. Vraisemblablement les aides numériques pourraient prendre plus de place que dans l’enseignement de l’anglais d’Angleterre.
Le calcul mental.
L’exemple de ce qu’il ne faut pas faire se trouve dans une série d’articles parus dans LA CROIX en mai 2011 : « Apprendre autrement ». La classe est équipée d’un tableau numérisé. Le maître pose une question, les élèves font mentalement le calcul et saisissent la réponse sur leur terminal ; le tableau affiche sur un podium les noms des trois élèves qui ont répondu correctement et le plus rapidement. Après ce petit spectacle un bon maître n’a plus qu’à faire son travail comme il l’aurait fait sans moyens numériques. On trouve dans la série d’articles la conclusion: ce type d’aide amuse les élèves et retient leur attention ; il reste à trouver le moyen « numérique » de leur apprendre quelque chose.
On pourrait imaginer de garder l’enregistrement par les élèves des résultats du calcul mental. L’enseignant recevrait sur son ordinateur les différents résultats assortis du nom des élèves. Il débuterait sa leçon, en commençant non par la réponse juste, mais par les réponses erronées.
Les élèves pourraient recevoir la question orale par oreillette, ce qui permettrait de ne pas poser la même question à tous; si la réponse était juste le système poserait une autre question; si la réponse etait fausse, la séquence serait interrompue et la main serait passée à l’enseignant.
Pourquoi ? Parce qu’il faut analyser ce qu’a fait l’élève et l’amener à se corriger lui-même. On ne peut pas compter pour cela sur un " système expert", basé sur des statistiques et sur une sorte de de réduction « numérique" de ce qui s’est passé dans le cerveau de l’élève. Enfin le contact personnel avec le maître est un facteur essentiel de motivation.
N.B. Un tel processus ne répondrait pas aux besoins du maître d’analyser aussi les bonnes réponses et d’inciter les élèves à trouver d’autres chemins de calcul. Par contre ce processus à répétition pourrait contribuer à l’acquisition des automatismes nécessaires.
L’écriture « numérique ».
Ecriture au collège.
Uniquement pour les élèves maîtrisant l’écriture manuscrite (lisibilité, vitesse), connaissant la grammaire et l’orthographe, et capables de composer des textes d’une certaine longueur, on pourrait étudier l’intérêt d’un moyen créé par transposition des logiciels de traitement de texte ou des logiciels de dictée qui traduisent la parole en écrit à l’écran . Ces logiciels signalent un certain de fautes et exigent une relecture attentive. Ces moyens devraient être adaptés pour enregistrer les fautes détectées par le système.
Mais on n’imagine pas actuellement une aide numérique permettant de juger la qualité d’un texte, sa composition, son style; des tentatives de modélisation de ces caractères pourraient être rejetées par les enseignants.
Ces outils pourraient coexister avec l’emploi de l’écriture manuscrite, par exemple pour les brouillons de rédactions.
Questions et réponses
Les questions à choix multiple – QCM – c’est-à-dire à réponses proposées, sont facilement numérisables donc faciles à traiter. Mais elles sont d’une pauvreté extrême , comparées à des réponses rédigées qui obligent à bien choisir les termes et à soigner la forme.
La généralisation des QCM , déjà largement avancée sur papier par les phrases et calculs à trous etc. , serait une régression. Des réponses rédigées, même manuscrites, pourraient être enregistrées et conservées.
On n’imagine pas actuellement une aide numérique permettant de juger la qualité d’une rédaction.
Représentations, modèles.
– Le numérique a des limites : il y a peu de chances qu’un jour une représentation sur écran rende les mêmes services qu’un globe terrestre.
– L’audiovisuel est plus un moyen de retenir l’attention, de faire partager des sentiments, que de présenter des connaissances structurées. En matière d’enseignement, les vues fixes permettent de mieux guider la réflexion et le travail des élèves. Une série de vues fixes illustre bien une progression pédagogique.
Documentation, informations.
Internet garde en mémoire des milliards d’informations et de documents, les uns et les autres de qualité variable.
Les moyens de recherche sont puissants, ils s’amélioreront encore. Leur facilité d’emploi est trompeuse, car on ignore ou on connaît mal les règles de recherche. L’utilisation objective des informations est réservée aux personnes déjà instruites dans le domaine qu’elles explorent. Ici, le numérique, contrairement à l’image idyllique de l’accès au savoir universel, favorise nettement les personnes instruites.
Principe de liberté de l’élève.
A un certain stade d’apprentissage, il est inévitable l’on apprenne à utiliser des moyens nécessaires, mais dont on ignore le fonctionnement interne. Nous pensons que cela doit être, dans toute la mesure du possible, évité pendant la scolarité obligatoire, qui doit être consacrée à doter l’élève d’un ensemble de savoirs solides et pérennes, et entièrement maîtrisés.
Nous proposons la règle suivante : éviter, dans toute la mesure du possible, que l’élève soit dépendant d’un moyen dont il ignore le fonctionnement, ou d’un moyen dont, par manque de savoir, il ne peut se passer.