Faut-il vraiment plonger les élèves dans le chaudron du numérique ? Première partie

 

On a parlé d’informatique, puis d’Internet. Maintenant c’est le "numérique", avec ses tablettes et ses smartphones qui envahissent notre vie et, plus encore, celle de nos enfants. Certes ce ne sont que des moyens, porteurs de services utiles ou futiles. Les vendeurs de matériel, eux, ont, depuis plus de 30 ans, multiplié les offensives en direction de l’enseignement, marché mirifique. Cela continue…

Le ministère de l’Education nationale vient de faire une déclaration d’amour au "numérique", qui serait porteur, comme auparavant les ordinateurs, d’une promesse de progrès illimité.

Il faudra d’abord mettre fin au mauvais usage des machines, de l’école à l’université. Il faudra ensuite agir avec précaution, particulièrement à l’égard des enfants les plus jeunes dont le cerveau est fortement influençable, comme le rappelle l’Académie des Sciences.

Tout cela intéresse au premier chef les parents.

 

 Première partie :
Le rapport de l’Académie des sciences
Le numérique et l’enseignement
Repartir à zéro
Le maître et l’élève
L’état de la question
Deuxième partie :
Les applications du numérique, quelques exemples. 
Troisième partie :
Tirer les leçons des échecs passés

Le rapport de l’Académie des sciences.

Ce rapport, comme il se doit, est sérieux et documenté. Cependant, s’il est affirmatif sur les questions pour lesquelles on peut penser que l’observation et l’étude ont été suffisamment poussées, il ne faut pas oublier que la science actuelle ne saurait trancher sur tous les aspects d’un phénomène tout nouveau dans l’histoire de l’humanité. Savoir si l’explosion des outils de traitement de l’information finira par modifier le cerveau de l’homme et ses aptitudes mentales est un sujet de science-fiction , laquelle n’est pas une section de l’Académie des sciences.
En fait, plutôt que d’une modification  de notre intelligence sous l’effet du numérique , il s’agit de dévalorisation de l’intelligence  « séquentielle », qui traite, comme la pensée logique et l’écrit, une information après l’autre – et de valorisation de l’aptitude à recevoir de multiples informations simultanément, sans qu’il soit possible d’établir un ordre ou une hiérarchie entre elles.
On peut faire un rapprochement entre le mode séquentiel et l’enseignement explicite, structuré, progressif, comme entre le mode simultané et l’approche globale.
Il faut donc aussi user de discernement et de prudence, particulièrement lorsqu’il s’agit d’enseignement, fonction sociale au rythme très lent qui s’adresse largement à des enfants et adolescents dont le mental, en pleine évolution, est d’autant plus malléable, donc vulnérable.
L’Académie des sciences distingue deux sortes d’outils  numériques de  grande diffusion: ceux devant lesquels le spectateur est passif, comme la télévision, et ceux qui sont interactifs et demandent une participation du spectateur.
On conçoit que ces deux groupes de produits  puissent avoir des effets différents sur le spectateur. Le rapport le confirme, en prohibant absolument les moyens  "passifs" comme la télévision,  avant deux ans et  même avant six ans car des effets négatifs sur le cerveau ont été observés. Voir Peter Wilderstein
Pour les moyens interactifs, jeux, réseaux, etc. il ne semble pas, d’après le rapport, exister d’addiction, malgré les expositions de plusieurs heures par jour que l’on voit chez beaucoup d’adolescents. Le rapport admet qu’un excès peut créer de mauvaises habitudes, notamment la dispersion ou le «zapping», et aussi l’habitude de réagir rapidement sans se laisser le temps de la réflexion. Mais cela a aussi un côté positif : celui qui cherche une information sur Internet adopte un comportement  actif qui, selon l’Académie des Sciences, n’est pas dénué d’intérêt.
Sur le chapitre du numérique de divertissement, le simple bon sens nous amène à penser que le temps passé devant des écrans de  toutes sortes n’est acceptable que s’il est limité ; car indépendamment d’éventuels effets secondaires, un temps excessif est évidemment pris sur l’activité physique, la lecture, la culture et les contacts directs avec les autres.
Par conséquent les parents doivent chercher à limiter la consommation de ces distractions  numériques, et le plus simple pour cela est de commencer dès la petite enfance. Les parents doivent aussi s’impliquer dans ces distractions, particulièrement pour les petits enfants, par leur présence et aussi en demandant de l’enfant de dire ce qu’il voit et  ce qu’il fait avec l’écran, pour rendre son activité plus consciente. 
On peut observer que, s’agissant d’enfants et adolescents, le rapport insiste sur les aspects du numérique qui attirent le plus les jeunes : l’instantanéité, le mouvement, le changement incessant, la valorisation des réflexes. 
Dans le principe, rien ne s’oppose à ce que l’on travaille avec un ordinateur comme on le ferait avec un livre et un cahier. Mais la plupart des adultes  ne le font pas. Il est connu par exemple l’on répond parfois au courrier sur Internet dans des termes que l’on regrette ensuite, parce qu’on n’a pas pris le temps de réfléchir.
De même, le numérique simplifie l’existence dans de nombreuses tâches courantes et de faible valeur : il n’est pas nécessaire d’apprendre par coeur les numéros de téléphone lorsque le téléphone présente le répertoire de nos interlocuteurs les plus courants, identifiés directement par leur nom.
Mais ces facilités donnent l’illusion qu’il n’est plus nécessaire de faire l’effort de retenir même les informations majeures, puisqu’on peut les retrouver « en un ou deux clics de souris ». En réalité, la pensée structurée ne peut pas se passer d’informations que l’enseignement traditionnel s’efforçait de présenter en ensembles logiques et cohérents, en schémas qui eux-mêmes apportent une aide à la réflexion et au raisonnement.
La facilité apparente du numérique n’incite aucunement à la réflexion. C’est pourquoi le rapport insiste sur le fait que le numérique ne saurait remplacer l’entraînement de la réflexion, la progression méthodique et la structuration des idées. En bref, dans la formation de la pensée, le numérique ne saurait remplacer la lecture  posée et réfléchie, l’attention portée à l’expression orale et écrite. 

Le numérique et l’enseignement.

Alors que nous voyons les enfants et les adolescents s’adapter immédiatement au numérique, apparemment parce qu’ils procèdent par réflexes et essais-erreurs alors que leurs aînés cherchent d’abord à comprendre, le ministère place en première urgence un enseignement destiné à familiariser les élèves  avec le numérique. 
L’annexe du projet de Loi de refondation de l’école propose de "Développer une grande ambition pour le numérique à l’école. Les technologies numériques représentent une transformation radicale des modes de production et de diffusion des savoirs, mais aussi des rapports sociaux. L’école est au coeur de ces bouleversements.
Ces technologies peuvent devenir un formidable moteur de l’amélioration du système éducatif et de ses méthodes pédagogiques, en permettant notamment d’adapter le travail au rythme et aux besoins de l’enfant, de développer la collaboration entre les élèves, de favoriser leur autonomie, de rapprocher les familles de l’école, de faciliter les échanges au sein de la communauté éducative. Elles offrent également des possibilités nouvelles d’apprentissage, par exemple pour l’enseignement des langues étrangères et pour les élèves en situation de handicap."
Quel lyrisme ! Déclaration d’amour, attente d’un miracle imminent, ou discours à l’intention des gogos ?
Le numérique à l’école est-il la nouvelle tarte à la crème, après la « société de la connaissance » ?
Peut-être les auteurs de ces lignes voient-ils dans le numérique une chance inespérée pour le constructivisme, cette doctrine de la construction du savoir par l’élève lui-même. En effet, l’élève peut ici facilement « s’approprier le savoir » puisque tout le savoir utile se trouve prétendument dans le numérique.
On nous dit que les élèves ne peuvent pas, dans ces conditions, s’intéresser à ce qu’on leur enseigne laborieusement, alors que, comme ils le croient, tout savoir est accessible sur la Toile. Grâce au numérique, les enseignants se tiendront enfin à la place qui leur est assignée par les pédagogistes, et n’essaieront plus d’imposer leur propre savoir.
Au risque de tempérer ce bel enthousiasme pour la nouvelle panacée numérique, rappelons que, pour nous, la mission principale de l’école est la transmission du savoir, et que, si le numérique peut être vu comme un entonnoir propre à nous gaver d’informations de toutes sortes, la mission de l’enseignement doit être, plus que jamais, de donner aux élèves le goût de la réflexion, du raisonnement, par le bon usage de la lecture et de l’écriture, ainsi que par les autres disciplines.
Cela n’interdit pas de penser que les outils numériques peuvent trouver une place pour aider les professeurs à enseigner les élèves à apprendre.  Encore faut-il déterminer cette place.

Enseignement numérique, ou numérique dans l’enseignement ?

Contrairement à l’informatique, qui est la science du traitement de l’information,  et aux techniques de développement de logiciels, le «numérique» n’est ni une science ni une technique. A la limite, on peut numériser n’importe quoi. Tous les livres et  journaux sont numérisés avant leur impression, et le fer à  repasser numérique sera bientôt sur le marché. En tout état de cause, le « numérique » n’est pas un objet d’enseignement pour la scolarité obligatoire. 
Que signifie dans le projet de loi l’expression « enseignement numérique » ? C’est peut-être simplement de la com’, une expression d’autant plus utile que l’on ne sait pas ce qu’elle signifie. Ou bien s’agirait-il de l’invention prochaine de la machine à enseigner? Des robots profs, voilà qui enlèverait quelques soucis au ministre!
Restons les pieds sur terre, et examinons pourquoi et comment le numérique peut donner naissance à de nouveaux moyens, de nouveaux outils, pour aider les professeurs à enseigner et les élèves à apprendre.
Le fondement de la transmission du savoir est la relation entre un maître et un élève, même lorsque le maître a la charge d’une classe. Il fut un temps où cette relation était directe : le maître parlait, l’élève écoutait, répétait jusqu’à savoir par coeur et pouvoir réciter, avant de devenir maître lui-même. L’écriture a bouleversé cet ordre, au point que, dans des cas limites, le maître peut être éloigné de l’élève, ou même mort depuis longtemps : la relation entre l’auteur et le lecteur est une réalité.
De façon plus terre à terre, la multiplication des supports de l’écriture et des moyens de diffusion ont conduit au stade où le manuel, donné à chaque élève, devient un facteur pédagogique, allégeant en partie le travail de l’enseignant et celui de l’enseigné. Cependant, même un excellent manuel ne décharge pas le maître de sa mission essentielle : veiller au développement des facultés intellectuelles de chaque élève, détecter et analyser ses difficultés, y porter remède.
Il n’en ira pas autrement avec les bons moyens numériques, capables de faciliter le travail des professeurs et des élèves, sans changer les fondements de la transmission du savoir au plus grand nombre : enseignement explicite, structuré, progressif et répétitif.

Voir aussi : Rapport de la concertation – Le Numérique 

 

Repartir à zéro.

Avant d’aborder les rivages enchanteurs que nous promet le discours ministériel, il sera bon que le pouvoir face d’abord le ménage dans les universités, l’enseignement secondaire et même le primaire. Car le numérique s’y est déjà établi, par le fait des élèves et des étudiants, dans l’indifférence et la tolérance excessive.

C’est ainsi que, à ce qu’il semble, beaucoup d’étudiants considèrent que le copier-coller suffit à prouver la conduite d’une étude, sinon la conduite d’une recherche. Or, le copier-coller ne prouve même pas que l’élève a lu les textes qu’il présente !

Dans le secondaire, et même dans le primaire, les élèves trouvent la matière de leurs devoirs dans le numérique, qu’ils explorent en mode multitâche, avec accompagnement de musique, de SMS et autres (voir le témoignage de l’américaine Suzan Maushart dans "PAUSE").

Au collège et au lycée, la capacité de paramétrer des courbes sur leur calculette remplace la connaissance des fonctions et des démonstrations.
À l’école primaire, l’usage des calculettes prive les élèves de toute familiarité avec les nombres, c’est-à-dire avec les grandeurs et mesures, donc de tout esprit critique à l’égard de la marée d’informations chiffrées qui se déversent sur les citoyens chaque jour.

Un professeur de Sciences Po nous explique que, lors d’un cours sur Machiavel, il avait daté un événement de 1515, et que peu après un élève rectifiait en annonçant 1513. Le professeur ne doutait pas que l’information vint d’un Smartphone, et pourtant il y trouvait la preuve du triomphe du numérique dans l’enseignement ! Il ne lui venait pas à l’esprit que l’étudiant ignorait peut-être tout du début du XVIe siècle en Europe occidentale, et que par ailleurs cette correction de 1515 à 1513 n’avait d’intérêt que pour des érudits. En d’autres termes, dans la relation entre le professeur et ses élèves, le Smartphone avait joué le rôle de parasite.

Il faudra que le pouvoir trouve le moyen d’éradiquer tout cela, s’il croit vraiment à l’enseignement numérique.
   

Le maître et l’élève.

Le bébé, le petit enfant, apprennent en utilisant leurs sens dans leur environnement immédiat, par la vue, le toucher, l’ouie … mais, au-delà, ils ont besoin de la présence d’un adulte, comme on le voit aussi chez les animaux.
Pour cela, l’enfant doit s’appuyer sur ses parents, puis sur les éducateurs, maîtres et maîtresses, qui doivent s’intéresser personnellement à chacun des enfants qui leur sont confiés. 

A ce stade, l’emploi de moyens matériels, jouets, livres, ordinateurs, n’a d’intérêt que si l’adulte accompagne l’enfant, le rassure, l’encourage. C’est ce que dit l’Académie des sciences à propos des moyens interactifs : peu de temps chaque jour, mais toujours en présence d’un adulte qui force l’enfant à expliquer ce qu’il fait pour en prendre ainsi conscience. Sinon le risque est grand de voir le jouet  robot robotiser l’enfant.

À l’autre bout du cursus scolaire, pour les étudiants avancés, les besoins sont du même ordre. Mais que penser alors des exposés ex cathedra  dans un amphithéâtre ? Tout dépend du professeur.
Si celui-ci, excellent spécialiste, n’a pas de vocation pour l’enseignement, son exposé n’apporte rien de plus que des polycopiés. Si au contraire le professeur est capable de retenir l’attention, de manifester ses convictions, son enthousiasme même, alors il suscite fortement le désir d’apprendre, facteur essentiel. Cependant il ne peut éviter de susciter aussi, par ce qu’il dit et ce qu’il fait, de la distraction chez certains élèves.
L’exposé magistral a donc des limites. C’est pourquoi dans d’autres pays, les professeurs sont, en dehors des cours, largement disponibles  pour les élèves qui souhaitent s’ entretenir avec eux.

La véritable pédagogie est l’affaire du maître. C’est lui qui doit fixer la place du numérique. Un projet technocratique et centralisateur qui tenterait d’imposer une pédagogie par le biais de moyens numériques serait absolument fou.

L’état actuel de la question.

 • Le degré zéro, l’absence totale d’idées, se manifeste dans l’annonce, par le premier ministre, de la décision de former en 2 ans  150 000 enseignants à « l’usage pédagogique des outils numériques ». On suppose qu’il ne s’agit pas de l’initiation à l’usage, parfois très chronophage, des matériels et logiciels qui débarquent dans les classes. 
L’idée même d’une pédagogie des outils numériques est étrange. Ces outils seront ce qu’on appelle en informatique des applications, chaque application ayant un domaine d’emploi bien défini dans une discipline. Les enseignants intéressés devront apprendre à les utiliser efficacement, en respectant les contraintes intrinsèques de chaque application.

• Aux États-Unis, des cours « en ligne » sont en vogue dans les universités. Ils attirent paraît-il des millions d’étudiants. Une variante associe à ces cours des travaux en petits groupes avec un professeur. Ce modèle « mixte » recueille semble-t-il un large consensus. Mais, selon d’autres articles, les cours en ligne ne sont pas adaptés aux étudiants en difficulté, à ceux qui ne savent pas gérer leur temps et qui n’ont pas le niveau requis dans les matières fondamentales.
Enfin la qualité de ces outils laisse à désirer. Pour créer un outil de qualité professionnelle destiné à des dizaines de milliers d’élèves, il faut compter au minimum des centaines d’heures de travail de  gens très compétents. Il est plus facile de placer des polycopiés sur Internet.

• En France, nous avons sur ce site analysé une série d’articles intitulés « Apprendre autrement » du journal La Croix en mai 2011. À propos du numérique, ces articles montrent deux tendances :
– d’une part l’incroyable naïveté, pour ne pas parler d’incompétence, d’enseignants et de prétendus experts qui expliquent que l’enseignement actuel est rejeté par les élèves qui savent pertinemment que, « en deux clics de souris » n’importe quel savoir est accessible sur Internet 
– d’autre part, le réalisme d’enseignants qui enseignent, qui tirent de leur expérience la conclusion que les moyens numériques mobilisent l’attention des élèves mais qu’il reste à trouver le moyen d’apprendre quelque chose à ces élèves grâce à ces moyens.
Selon une étude, 84 % des enseignants utilisateurs de moyens numériques ne se serviraient que de vidéo projecteurs pour des images, figure, photos.

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