Vous êtes peut-être dans ce cas : votre enfant n’est plus noté à l’école primaire, et ses bulletins ne sont plus chiffrés, mais remplacés par des « livrets de compétences ». C’est ce qui est arrivé récemment à mes enfants dans une école qui, jusque là, suivait une ligne plutôt traditionnelle en la matière : cette année, exit les bulletins classiques avec des notes, ils sont remplacés par des livrets « de compétences ». Quant aux notes, elles ont purement et simplement disparu dans la classe de ma fille. Aussi ai-je voulu en savoir davantage, et mon enquête a révélé qu’il s’agissait d’une tendance de plus en plus forte dans l’Education Nationale, tendance fortement appuyé par certains inspecteurs (dont le nôtre), et face à laquelle ni les parents, ni la directrice de l’école n’ont de mot à dire, alors même que ce système ne leur convient pas. J’ajoute qu’il ne convient pas non plus vraiment aux élèves, en tout cas ma fille regrette régulièrement la disparition des notes. Voyons ce qu’il en est…

Le rejet de la notation « traditionnelle » est depuis longtemps l’un des thèmes favoris des pédagogistes, mais c’est un an après 1968 qu’elle trouve sa légitimation dans une circulaire ministérielle signée Edgar Faure, alors Ministre de l’Education Nationale : « La notation chiffrée de 0 à 20 peut être abandonnée sans regret. Une échelle convenue d’appréciation, libérée d’une minutie excessive, sera moins prétentieuse. En indiquant la zone dans laquelle l’élève se situe, on cerne déjà la réalité d’assez près, on évite de multiplier systématiquement des différences qui ne seraient pas confirmées par d’autres correcteurs, ni par le même correcteur à une autre époque. Des appréciations globales telles que « très satisfaisant », « satisfaisant », « moyen », « insuffisant », « très insuffisant », auxquelles on peut faire correspondre, si on le juge bon, les symboles A, B, C, D, E, ou 1, 2, 3, 4, 5, constituent donc un système non pas plus rudimentaire que le système traditionnel, mais plus rationnel et mieux adapté aux données. Il sera bien entendu utile à l’élève que cette appréciation globale s’accompagne d’annotations plus détaillées, concernant par exemple, l’orthographe, l’ordre, le vocabulaire, la syntaxe, la précision, l’habileté, les facultés de raisonnement, l’invention, le sens artistique, etc.

Dès maintenant, il est recommandé aux chefs d’établissement et aux enseignants, professeurs et instituteurs :

2. de substituer à l’échelle de notation traditionnelle de 0 à 20 une échelle simplifiée d’appréciation globale du type ci-dessus défini, ou d’un type analogue;

3. d’exclure en général les classements par rang, établis et annoncés par le maître.» (Circulaire n° IV-69-1 du 6 janvier 1969, document consultable sur le site http://appy.ecole.free.fr).
Dans un récent rapport de l’Inspection Générale de l’Education Nationale (n° 2007- 048 de juin 2007), adressé au Ministre de l’Education Nationale et intitulé : Les livrets de compétences : nouveaux outils pour l’évaluation des acquis, on peut lire également ceci : «Le système traditionnel français de notation a longtemps été lié à une pédagogie de l’émulation ou de la contrainte, promouvant une évaluation de type « récompense-punition». Ce système a été mis en cause par de nombreux analystes, du fait du caractère illusoire du contrôle précis des acquis via la méthodologie « notes-classement », et de par la nécessité d’une meilleure prise en compte de la démarche intellectuelle et des progrès des élèves. De fait, les enseignants connaissent souvent assez bien les capacités des élèves et leur niveau de maîtrise; mais la traduction en notes, et surtout en note moyenne par discipline, efface les qualités de leurs analyses. » Entre 1969 et 2007, l’abandon de la notation chiffrée s’est généralisé.

Pourquoi ce refus de la notation chiffrée ?

Pourquoi un tel refus de la notation chiffrée des connaissances ? Pour ses détracteurs, elle cristallise tout ce que le système scolaire a (ou plutôt a pu avoir !) de pire :
– une machine à sélectionner : « la fonction principale de l’école demeure de sélectionner » , « L’élève confronté à l’échec le ressent d’autant plus douloureusement qu’il est associé à une note basse que l’on comparera inévitablement aux autres notes dans un esprit de compétition inhérent au fonctionnement de l’Éducation nationale. Car la notation chiffrée permet d’abord cela, même si l’enseignant se refuse à y recourir : la hiérarchisation des élèves entre eux. » (1) Mais penser cela, c’est ignorer les vertus d’une bonne émulation, c’est confondre sélection et valorisation du travail et de l’effort.
– un instrument de violence : « une violence insupportable » (2) , « L’enseignant risque d’en venir à se contenter d’exercer un pouvoir qui n’a plus grand-chose à voir avec la formation.» (2) Quel manque de confiance envers l’enseignant !
– une institution qui juge et « casse » les élèves : « le mot évaluation est étymologiquement lié au mot valeur. Il se réfère à l’idée de norme et implique un jugement. » (2), « le jugement de valeur est inévitable » (1) Mais penser cela, c’est ne pas voir qu’ « évaluer des compétences », c’est davantage jauger la personne (voir par exemple les « compétences » : « Apprécier une œuvre littéraire » ou « Avoir conscience de ses ressources et de ses limites » !) que lorsque l’on note sur une échelle de 0 à 10 le degré de réussite d’un exercice nécessitant des connaissances précises.
– un système inopérant : « Nous avons alors souligné la place démesurée que la note chiffrée occupe dans le système scolaire au point que ce chiffre peut être fétichisé ou considéré comme un salaire. Cette note est la seule chose qui apparaisse à l’issue de l’examen si bien que les élèves s’empressent d’oublier ce qu’ils ont appris dans la mesure où les savoirs et la formation ne sont plus perçus que comme ce qui a servi à obtenir la note. » (2), « Beaucoup d’élèves et leurs parents se comportent en consommateurs attendant une note comme on attend une rétribution » (1), « De fait, réduire l’évaluation du travail à un chiffre, c’est réduire la complexité de l’opération intellectuelle qui a présidé à ce travail et donc la nier » (1) Mais penser cela, c’est aussi oublier qu’il faut beaucoup de maturité, dont beaucoup d’adultes ne sont d’ailleurs pas capables, pour travailler uniquement dans le noble but d’acquérir des « compétences », ou, préfèrerions-nous, des connaissances.

D’une manière générale, la note endosse la responsabilité de l’échec de l’élève et de tout le système avec lui : ce n’est pas parce que les élèves ont des difficultés que leurs notes sont faibles, c’est parce qu’ils ont de mauvaises notes qu’ils sont en difficulté ! Subtil renversement qui évite surtout de se poser la question de la qualité de la transmission des savoirs, et de l’efficacité des méthodes…
C’est un dévoiement de ce qu’implique une notation chiffrée pour le métier de professeur, qui est ici caricaturé à l’extrême, comme le montre également la longue liste de dérives possibles de la notation proposée dans l’article de Philippe Watrelot et Jean-Claude Voirpy. Les pédagogistes acharnés procèdent toujours ainsi : s’appuyant sur les dérives de certains, ils brandissent leurs anathèmes, comme si la présence de chauffards sur les routes justifiait l’envoi à la casse de toutes les automobiles.
Mais derrière le masque des bons sentiments, il s’agit encore et toujours de casser l’école traditionnelle (qui a fait ses preuves), de refuser l’exigence, de stigmatiser les parents, de vouloir changer la société toute entière. Et l’on perçoit parfois jusqu’à une « haine » du bon élève : « Ceci dit, je pense que même les bons élèves peuvent tirer parti de ce système qui les oblige à remettre en cause leurs a priori et à développer leurs capacités d’analyse, si de surcroît, cela apprend à certains d’entre eux les vertus de l’humilité, ce n’est pas si mal ! » avoue Isabel Pannier (1). Le bon élève est forcément prétentieux…
Pourtant, certains pays ou provinces ont déjà tenté l’expérience, comme le Québec ou la Suisse. Mais le Rapport de juin 2007 déjà cité reconnaît qu’elle a été rejetée par de nombreux parents (3). L’exemple du canton de Genève  est connu : le 24 septembre 2006, un référendum d’initiative populaire proposé par l’association ARLE (Association Refaire L’Ecole) réclamait à 75,6 % le retour à une évaluation chiffrée et à des moyennes trimestrielles à l’école primaire.

L’évaluation des « compétences » en question

Les parents, et les élèves eux-mêmes, j’ai pu le constater avec mes propres enfants, rejettent en effet ce système d’évaluation de compétences, où les NA /EA/AR et A (Non Acquis, En cours d’Acquisition, A Renforcer et Acquis) remplacent une note sur 10 ou sur 20. Et ce pour plusieurs raisons :
– les sigles utilisés manquent de précision : un A peut correspondre à un 10, un 9 ou un 8 sur 10. Mais 8 ou 10, ce n’est pas la même chose, et chacun le sait bien. Si un élève a un A qui correspond à 8 ou 9, c’est plutôt bien, c’est vrai, donc il s’en contentera. Tandis qu’un élève sérieux à qui l’on mettait un 9 pouvait vouloir se surpasser la fois suivante et viser le 10. De même, dans certains cas, EA correspond à une note entre 4 et 7 sur 10, soit entre 8 et 14 sur 20 ! L’écart est considérable ! Mais un tel argument n’est pas valable pour les détracteurs de la note, car pour eux, il s’agit d’évaluer une « compétence » après l’autre et non un ensemble. Ainsi, pour une simple récitation sanctionnée par une seule note, on peut avoir une kyrielle de « compétences » (jusqu’à 5 !).
– cette subdivision en de multiples compétences est un autre problème : le niveau réel de l’élève est dilué à l’extrême. Non qu’il soit inintéressant de savoir ce qu’un élève sait ou ne sait pas faire… mais avec un tel système, tout est relativisé (« C’est vrai, il a beaucoup de EA – c’est-à-dire qu’il a beaucoup de lacunes ! – mais regardez, il a un ou deux A, ce n’est pas si mal… »). C’est d’ailleurs le but de l’affaire : sous prétexte de ne pas traumatiser ou décourager des élèves faibles, on brouille l’ensemble des repères pour toute une classe, toute une école, tout un pays. On met sur le même plan des « compétences » essentielles (accorder le verbe au sujet) et d’autres plus secondaires (participer à la vie de la classe = essuyer le tableau). Les « compétences », et non plus les savoirs, sont tellement démultipliées qu’elles ne veulent plus rien dire, et que les grosses difficultés ne sautent plus aux yeux. Et comme on a EA à bon compte, comme l’élève qui a EA en raison de sa paresse risque peu de remontrances de la part des adultes, la faille est vite exploitée !
– le jargon utilisé pour nommer les différentes compétences est incompréhensible pour qui n’est pas du « sérail » de l’Education Nationale : les dénominations les plus pompeuses, le charabia de l’IUFM, trouvent ici leur plus large expression. Cela donne : « Maîtriser l’ensemble des relations graphophonologiques», « Utiliser les indications sémantiques données par les déterminants », « Prendre appui sur les connecteurs pour comprendre les enchaînements d’un texte. » (il s’agit de quelques unes des compétences en « maîtrise de la langue française » au primaire, extraites du livret individuel de compétences consultable sur le site Eduscol). Et encore on note un effort pour rendre tout ceci plus compréhensible qu’il y a deux ou trois ans ! Le plus gros défaut de ce jargon est qu’il n’est pas accessible à de très nombreux parents. Or un bulletin est fait avant tout pour les familles ! Si un médecin, pour commenter votre bilan de santé, utilise les mots qu’il utilise avec ses confrères, sans faire l’effort de se rendre intelligible, vous risquez fort de lui dire, à la fin de son exposé : « Et sinon, Docteur, suis-je en bonne santé ? ».
– enfin, comme nous l’avons déjà souligné, mesurer, par une note, le degré d’acquisition de connaissances est bien plus objectif et respectueux de l’élève que l’évaluation de pseudo-compétences, décrétées par des « experts en sciences de l’éducation ».

Démotivation des élèves, des meilleurs comme des très moyens ; évacuation des outils de mesure traditionnels, de façon à ce qu’aucune comparaison ne soit plus possible (que ce soit entre 1957 et 2007, ou entre Lille et Pézenas, ou entre la classe de Mme X et celle de M. Z, ou entre Samia et Souad, ou entre Samia en CE1 et Samia en CE2) ; éviction des parents, loin, très loin de l’école, par un langage et un mode d’évaluation hermétiques ; confiscation du pouvoir par les enseignants pour qui ce mode d’évaluation est avant tout fait… voici les effets très pervers de cette pratique de plus en plus fréquente au primaire, promue par les pédagogistes, soutenue par les inspecteurs (4), et que certains rêvent déjà de voir étendue au bac lui-même (5)

Clémence DELMAS,
parent d’élève et professeur certifié de Lettres Modernes.

Ce sujet de la notation à l’école primaire est aussi abordé sur le site appy.ecole : http://appy.ecole.free.fr/actualites/notation1.htm
____________________________
(1) Isabel Pannier, Professeure [sic !] de français au collège de Perrier (50), Pour en finir (ou presque) avec les notes, Évaluer par les compétences, Les cahiers pédagogiques N°438 – Dossier "L’évaluation des élèves" (jeudi 1er décembre 2005).
(2) Les cahiers pédagogiques, Rencontre de l’été 2003 (19 au 6 août 2003 à Rambouillet) Evaluer sans démolir, article de Philippe Watrelot et Jean-Claude Voirpy
(3) « Les exemples suisses montrent que, comme dans le cas québécois, la suppression du mode traditionnel d’évaluation a suscité des réactions fortes, aussi bien chez les parents, les enseignants que chez les simples citoyens ; réactions qui traduisent tout à la fois le sentiment de ne plus comprendre les objectifs de l’école, de ne plus maîtriser les attentes de l’institution envers les enfants, et la crainte de voir vaciller un ensemble qui sert de repère solide à toute une société.»
(4) Voir la liste des « Recommandation » à la fin du Rapport de juin 2007. A titre d’exemple, voici la recommandation n°7 : « Mettre en oeuvre, dès la formation initiale, une politique volontaire de sensibilisation et de formation des enseignants, afin de promouvoir cette approche pédagogique et de favoriser un changement des représentations, des pratiques d’enseignement et d’évaluation. ». Le pire est à craindre en terme de liberté pédagogique…
(5)« On a pu aller jusqu’à se demander dans quelle mesure on pourrait se passer de notes à l’école et à quel point il serait nécessaire de réformer le bac pour renverser le lien de dépendance entre examen et formation. », article de Philippe Watrelot et Jean-Claude Voirpy déjà cité.

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