S’il est un signe caractéristique de notre société, c’est bien la religion de l’expertise : au réel, on préfère aujourd’hui sa représentation. Ainsi, les innombrables témoignages sur l’échec dramatique du collège créé en 1975 laissent de marbre les observateurs, mais lorsque les critiques sont émises par un jury d’ « experts », la chose est prise plus au sérieux. Ce n’est plus la vulgaire parole d’enseignants embourbés dans le réel qui sortent de l’école pour témoigner comme des soldats reviendraient du front pleins de feu et de sang pour dire ce qu’ils ont vu, c’est la parole d’experts qui regardent une photographie.
Lequel de ces experts du HCE a déjà mis les pieds dans un collège ? Y en a-t-il un parmi eux qui ait eu envie d’aller voir, incognito, comment se déroulait un cours ou à quoi ressemblait une journée dans le bureau des surveillants ? Y en a-t-il seulement un qui ait une idée juste de ce à quoi ressemblent nos collégiens aujourd’hui ? Un rapport écrit dans ces conditions ne présente pas plus d’intérêt qu’un banal exercice à la portée de n’importe quel élève moyen de Sciences Po : lire d’autres rapports, faire des notes de synthèse et parcourir quelques enquêtes de comparaisons internationales. Mais le problème reste entier : ils ne savent toujours pas de quoi ils parlent. Bien sûr, l’échec du collège Haby est patent, tant sur un plan académique que social, et il ne pouvait pas échapper aux membres du HCE plus qu’à n’importe quel citoyen lisant parfois les journaux. Les experts du HCE « dénoncent » l’échec du collège comme des météorologues annonceraient en grande pompe qu’il est tombé de la pluie la veille.
On trouve dans ce rapport autant d’erreurs d’analyse rabâchées depuis des décennies que de lieux communs répandus par d’autres experts ou de fameux chercheurs ne connaissant de l’école que ce qu’en ont écrit leurs confrères. Pour exemple, on a droit au récurrent couplet sur les hypothétiques bienfaits de l’hétérogénéité des classes, supposée avoir été mesurée « scientifiquement ». Mais de quoi parlent-ils au juste ? De l’hétérogénéité des connaissances ? De celle des capacités ? De celle des motivations ? Ces trois hétérogénéités-là sont fondamentalement différentes, mais encore faut-il enseigner pour le savoir. Pour exemple encore, le redoublement dont les « travaux des chercheurs » auraient montré l’inefficacité… en montrant que les redoublants avaient toujours plus de difficultés que les autres. Brillant raisonnement.
Mais là où le rapport devient extrêmement intéressant, c’est lorsque nos experts donnent leurs raisons de l’échec, et leurs préconisations pour en sortir.
Comme tous les défenseurs acharnés du collège unique, engoncés dans l’idéologie de l’égalitarisme dont ils ne comprennent pas qu’elle est d’abord nuisible aux plus faibles, ils commencent par affirmer que le collège unique n’existe pas dans les faits. Puis, ils se félicitent de ses bienfaits avec l’augmentation du nombre d’élèves dans le secondaire. (Y aurait-il une quelconque surprise à voir croître le nombre d’élèves quand on prolonge la scolarité obligatoire avec un tronc commun unique ?) En s’appuyant sur Le livre blanc des collèges écrit par un inspecteur général du ministère… en 1994, et après avoir applaudi le Collège de l’an 2000 de François Dubet, nos experts concluent que le ministère n’a pas assez expliqué ses réformes, n’a pas assez formé ses enseignants et ne leur a pas donné assez de moyens pour qu’ils soient en mesure de faire ce qu’on leur disait de faire. Au passage, ils pointent également parmi ceux-là l’augmentation d’adversaires du collège unique. Comble de l’audace, ils utilisent ces statistiques pour justifier le bien-fondé de leur dénonciation de cette réticence d’enseignants comme un frein à la réussite du collège. Pas une seconde, il ne leur vient à l’esprit que cette augmentation significative d’opposants au collège unique parmi les enseignants constitue justement la preuve de l’échec du collège unique lui-même.
Le HCE réussit l’acrobatie de donner l’impression de crier au scandale sans qu’une seule ligne de son rapport ne remette en cause une seule orientation du ministère. Bien au contraire, il s’en félicite et pour trouver des « preuves » des bons choix du ministère, il utilise des typologies de systèmes éducatifs rédigés par les sociologues d’un même cercle, conseilleurs écoutés et suivis par les ministres depuis des années.(1)
Quant aux préconisations, elles font froid dans le dos. Nos experts font du socle commun de 2005 la nouvelle bible. (L’un d’eux a dû feuilleter un programme de mathématiques car il se réjouit que les éléments du socle y soient écrits en italiques et trouve l’idée formidable, c’est dire le niveau d’analyse). Désormais, tout doit être axé dans une direction : les compétences du socle (qui sont, rappelons-le, le strict minimum et, pour partie, les compétences précédemment acquises à l’école primaire). Ainsi, disent-ils, la finalité du collège serait de valider les « livrets de compétences » d’élèves en contrôle continu. Merveilleuse idée qui permettrait d’en finir avec les quelques 140000 sortant sans diplôme puisque tous ceux-là pourraient se targuer d’avoir leur livret dûment tamponné ! Nul doute que leur vie sociale et professionnelle en sera considérablement changée. Aussi, sans honte ni crainte, le HCE propose de lutter contre l’échec en faisant du collège le prolongement de l’école primaire jusqu’à 16 ans avec ce seul objectif.
Nombreux sont les enseignants qui pensaient que l’institution ne pouvait pas tomber plus bas dans l’aveuglement idéologique, l’absence d’exigence et l’ignorance des réalités du monde du travail. Ce rapport est l’inquiétante augure que la chute n’est pas terminée.
Michel Segal

  1. Il existe d’autres typologies et d’autres analyses, par exemple celles de Nathalie Bulle, directrice de recherche au CNRS, qui aboutissent à des conclusions radicalement différentes. (Auteure entre autres de « L’école et son double » en 2009 éd. Hermann

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