Discours de Gilles de Robien sur l’enseignement de la grammaire
Extraits
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Cette semaine est une semaine décidément très riche pour l’Éducation nationale !
Avant-hier, j’ai présenté les grandes orientations du cahier des charges de la formation des maîtres.
Aujourd’hui, je vais vous indiquer les grandes orientations que je veux retenir du rapport qui m’a été remis par le professeur Bentolila, rapport élaboré avec la collaboration d’Erik Orsenna et du professeur Desmarchelier.
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De ce rapport, je retiens d’abord trois choses :
une volonté ;
un constat ;
enfin, des propositions de rénovation.
Une volonté tout d’abord : donner à l’enseignement de la grammaire la place qu’il mérite.
La connaissance des règles de grammaire n’est pas une servitude : c’est un instrument de maîtrise de la langue. C’est donc un instrument de liberté !
Pour reprendre la terminologie du socle commun des connaissances, je dirais volontiers que la grammaire n’est pas seulement une connaissance : savoir que tel mot est un verbe ou un sujet ; la grammaire est un savoir vivant, qui nous donne aussi une compétence : savoir nous servir de notre langue, en respectant ses règles.
L’ordre juste : c’est l’ordre des mots, celui qu’enseigne la grammaire ! Un ordre qu’elle nous apprend à utiliser à notre profit, pour nous exprimer mieux, et plus efficacement.
Mais évidemment, il faut acquérir cette compétence méthodiquement. Car il en va aussi de notre capacité à raisonner !
N’oublions pas qu’il y a aussi un lien très étroit entre la grammaire et la logique. Former les élèves à manipuler ces petits mots que sont "donc", "or", "par conséquent", c’est leur donner les outils de base du raisonnement scientifique.
Enfin, il me semble que la grammaire ne permet pas seulement de structurer ce qu’on dit, mais aussi ce qu’on est. Analyser grammaticalement une phrase aussi simple que "je vous parle" me permet de me situer comme sujet d’une action, dans un rapport avec d’autres personnes. Bref, la grammaire, c’est la charpente de notre langue mais aussi celle de notre personne dans son rapport aux autres. La grammaire crée le lien social !
Un constat
Ce n’est pas parce qu’elle ne l’a pas voulu ! Car les bonnes intentions sont évidentes ! Mais, j’ai la conviction qu’avec de bonnes intentions, on a affaibli l’enseignement de la grammaire. On a voulu rendre l’enseignement de la grammaire plus ludique car on craignait que les élèves ne trouvent rébarbatif l’enseignement de la grammaire.
En réalité, il s’est passé tout l’inverse de ce que l’on souhaitait : on a surtout rendu l’enseignement de la grammaire plus technique, plus compliqué. Il est devenu terriblement jargonnant, et finalement ennuyeux.
En supprimant les leçons de grammaire, on a vidé cet enseignement de toute sa rigueur, on a rendu difficile voire impossible une acquisition logique et progressive des règles. En un mot, on a perdu en rigueur et donc en efficacité. On a rendu impossible l’acquisition des automatismes qui font l’agilité intellectuelle. Voilà comment avec des objectifs forts, on a suscité une pratique faible et décourageante ! C’est là le résultat d’une idéologie qui prétend qu’on apprend sans effort, qui donne dans la facilité, qui trompe !
Un enseignement déstructurant, des programmes et des manuels jargonnants, qui passent à côté de leur objectif, voilà le constat que je retiens de votre rapport.
Et qui en a souffert le plus ? Les élèves les plus fragiles, les moins aidés ! A l’inverse, quand on renforce l’apprentissage des savoirs fondamentaux, on renforce l’égalité des chances !
Des propositions de rénovation
Première recommandation : programmer des leçons spécifiques de grammaire.
Aujourd’hui, l’enseignement de la grammaire est un apprentissage occasionnel. Il se fait un peu "au petit bonheur" : quand on travaille un texte, alors, au détour d’une phrase, le maître explique par exemple la fonction du sujet, ou celle du verbe. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon de certains pédagogistes, l’"observation réfléchie de la langue".
Mais le problème, c’est que la grammaire a sa logique propre, qui n’est pas forcément celle de l’étude des textes.
Voilà pourquoi l’apprentissage de la grammaire doit obligatoirement avoir trois caractéristiques.
Il doit être :
spécifique,
systématique,
progressif.
Et ainsi, permettre l’accès au sens !
Spécifique : cela signifie concrètement la pratique d’exercices séparés, destinés à structurer les apprentissages.
Il doit être systématique : cela veut dire qu’il faut étudier les grandes lois de la grammaire.
Il doit être progressif : cela signifie qu’il faut partir du plus simple pour aller au plus complexe, dans un ordre logique et programmé de classe en classe.
J’ouvre ici une parenthèse : vous voyez que ces recommandations sont tout à fait dans la ligne des nouvelles dispositions qui ont été prises pour l’enseignement de la lecture. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit bien de construire un enseignement progressif, structuré, cohérent, partant du plus simple pour aller au plus complexe. Un enseignement qui explicite les lois qui sont à l’oeuvre dans ce grand système de codage qu’est le langage.
Et c’est une démarche que je fais totalement mienne. La politique éducative doit aussi être progressive, structurée, cohérente.
L’apprentissage structuré des règles est essentiel. Mais encore faut-il que les élèves s’approprient ces règles, les manipulent. Encore faut-il qu’elles deviennent pour eux des instruments à leur service, et pas des contraintes qui surgissent de nulle part !
Je ne suis pas un fanatique de la règle pour la règle ! La règle, elle est là pour qu’on s’en serve, à son profit !
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Dans votre livre, Erik Orsenna, La Grammaire est une chanson douce, vous avez imaginé de belles pages sur les façons de rendre vivante la grammaire. Eh bien, l’enseignement de la grammaire, sans renoncer à la rigueur de sa logique propre, ne doit pas hésiter à donner vie aux règles, à montrer que la grammaire, ce sont les règles qui donnent vie aux mots. Que connaître la grammaire, c’est devenir soi-même l’apprenti sorcier du langage !
Evidemment, cette forme de présentation n’est pas celle qu’adopterait un linguiste dans une communication au Collège de France ! Mais comme vous l’avez dit vous-même dans votre rapport, M. Bentolila, "il ne faut pas mettre la charrue avant les boeufs" !A l’école, nous nous adressons aux enfants, aux élèves, et pas à de futurs docteurs en linguistique. Alors, je crois que nous devons revenir, ici comme ailleurs, à un peu plus de bon sens. Il sera toujours temps de transformer nos élèves en linguistes ! Pour le moment, le but c’est d’en faire tout simplement des personnes qui savent manier notre belle langue.
Vous savez que la simplification du langage et surtout des programmes de l’Education nationale est un de mes chevaux de bataille ! J’y tiens particulièrement pour la grammaire ! Car il est vrai que la terminologie utilisée aujourd’hui est complexe et presque ésotérique !
Deux inconvénients majeurs en découlent :
D’abord, cette terminologie empêche les élèves d’investir le champ de la grammaire. Elle se dresse face à eux comme un savoir inaccessible.
Et puis, cette terminologie a rompu les liens entre les parents et les enfants. Les parents et les grands-parents ne retrouvent plus du tout la grammaire qu’ils ont apprise. La science évolue, mais la grammaire, c’est surtout un patrimoine qu’il faut transmettre, et cette transmission se fait aussi par le biais des parents.
Et chacun sait bien que le suivi des enfants par la famille est un élément important de la réussite scolaire.
D’ailleurs, la modification radicale de la terminologie classique était-elle vraiment nécessaire ? Car le fonctionnement grammatical de la langue n’a pas changé ! Etait-il utile de prendre des termes plus compliqués pour désigner la même chose au niveau où nous nous situons, c’est-à-dire celui des apprentissages fondamentaux ?
Je n’en suis pas sûr ! Je crois même que les effets ont été plutôt négatifs : les parents sont déboussolés.
Le lien entre les générations s’est fragilisé. Or, ce lien est précieux : l’école devrait le renforcer, et non le fragiliser. Vous savez que le socle commun de connaissances et de compétences a justement pour objectif de construire une culture commune : commune, c’est-à-dire partagée par tous, au sein d’une même génération, mais aussi entre les générations !
Alors, il serait vraiment dommage que pour de simples questions de terminologie, on fragilise cette culture commune, dont le pivot est justement la transmission de la langue commune, et de ses règles. Il faut que les parents comprennent ce que leurs enfants apprennent ! Imposer un vocabulaire grammatical plus simple et homogène, c’est ma troisième grande décision, à la suite de votre rapport.
Maintenant, il nous faut "mettre en musique", si j’ose dire, ces trois grandes recommandations. Pour cela, nous devons réfléchir au temps de travail qu’il faut accorder à l’enseignement de la grammaire et à la manière dont tous les enseignants doivent s’approprier cet objectif.
….. En clair, je demande trois choses :
• que dès que possible, je puisse adresser des instructions sur l’enseignement de la grammaire aux équipes pédagogiques, pour préciser, par exemple, le nombre d’heures qu’il faut y consacrer.
• enfin, que la formation des maîtres, en cours de rénovation, prenne en compte ces nouvelles orientations. Car, il va de soi que les enseignements dispensés dans les IUFM intégrés aux universités seront cohérents avec les nouveaux programmes.
Je voudrais pour conclure souligner un point qui m’apparaît très important.
La politique que je mène ici, à l’Éducation nationale, possède sa logique, sa cohérence.
Pour s’en tenir à l’apprentissage de la langue, il n’y a pas d’un côté la lecture et de l’autre la grammaire.
Non : lecture et grammaire sont évidemment très étroitement liées.
Et j’ajouterais volontiers, pour être tout à fait précis : l’orthographe et les conjugaisons.
On nous a dit pendant des années : ne soyez pas inquiets, le niveau ne baisse pas !
Quel est le résultat aujourd’hui ? Un IUT a fait faire une dictée à tous ses élèves au début de l’année. Je précise que ces élèves sont bacheliers, dont une partie d’entre eux avec mention et qu’ils sont sélectionnés.
Eh bien, les résultats en grammaire et en orthographe sont assez éloquents : sur 30 étudiants et pour une dictée de 20 lignes, 9 avaient fait entre 5 et 10 fautes, 12 entre 10 et 15 fautes et tous les autres avaient fait plus de 15 fautes !
Alors, oui, il est temps de refonder l’école sur le savoir, l’apprentissage des fondamentaux, et j’ajouterai, la rigueur. Et chacun sait qu’il n’est pas nécessaire d’être compliqué pour être rigoureux : ce qui se conçoit bien s’énonce clairement !
Voilà mon programme pour les mois qui viennent et je suis bien décidé à le conduire jusqu’au bout.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce qu’on faisait à l’Éducation nationale il y a 10 ou 100 ans. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on y fait maintenant et, plus encore, ce qu’il faut faire pour que nos élèves réussissent !
Voilà ce qui m’intéresse et rien d’autre.
Parmi les groupes d’experts que j’ai chargés de la réécriture des programmes, l’un d’eux s’occupe de l’enseignement des mathématiques. Ce sera justement mon prochain grand chantier pédagogique.
Vous le voyez, l’Éducation nationale avance, elle change.
"Ce n’est pas parce que les choses sont impossibles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont impossibles".
C’est une belle citation de Sénèque et c’est aussi un bel usage des possibilités de la grammaire ! C’est, pour ma part, une devise que je fais mienne pour les mois à venir !
Je vous remercie.