Depuis une vingtaine d’années, des formes nouvelles et tout à fait spécifiques sont apparues dans l’échec scolaire. L’auteur, qui a fait de longues études sur l’écriture et le langage écrit de l’enfant, démontre qu’à ces échecs de plus en plus nombreux, correspondent des raisons précises qui tiennent au système nouveau des apprentissages fondamentaux: lecture, écriture, calcul.
Rien de théorique dans sa démonstration. Beaucoup d’exemples concrets grâce auxquels le lecteur, parent d’élève ou, tout simplement, homme de bon sens, découvrira avec stupéfaction une « machination » extravagante contre l’intelligence et le bon sens.
Au terme de cette analyse, le plus grand sujet d’étonnement et d’émerveillement que l’auteur nous fait partager, c’est que, malgré tout, tant d’enfants aient pu réussir à s’en sortir.
Enseignante et chercheur au CNRS, Liliane Lurçat est docteur en psychologie et docteur ès Lettres. Elle a mené des recherches dans des écoles maternelles et primaires de Paris et de la banlieue, durant toute sa carrière.
L’écriture-lecture, méthode de l’Ecole de la République
L’importance de l’écriture pour la maîtrise et la conservation de la lecture a d’abord été constatée par des pédagogues expérimentés. Ainsi, en 1741, Py Poulain Delaunay conseille aux parents de » leur mettre la plume à la main dès qu’ils commencent la lecture et de les faire écrire quelque jeunes qu’ils puissent être » (1). C’est en 1793 que Dupont de Nemours propose à la Convention de renverser l’ancien usage, et de faire commencer l’instruction littéraire par l’apprentissage de l’écriture. Haut
Pierre Giolitto (2) décrit comment l’école primaire est devenue une réalité pédagogique entre 1815 et 188O, sous l’impulsion de Gréard et de Jules Ferry. Octave Gréard est avec Jules Ferry le créateur de l’école primaire. Il est un des principaux promoteurs du mouvement de Rénovation pédagogique. Ce mouvement a permis l’élaboration d’un système pédagogique qui a caractérisé l’école de la République. Depuis, l’école a subi de nombreuses transformations, notamment au cours des dernières décennies, dont les effets ont été mal analysés, voire même escamotés, et qui ont abouti à la destruction de l’idée même d’enseignement élémentaire.
Octave Gréard s’insurge contre la méthode alors officielle, consistant à introduire les connaissances l’une après l’autre, la première année d’école étant exclusivement consacrée à la lecture. L’entraînement à la seule lecture l’isole des connaissances et la rend par là-même rebutante. Gréard veut adapter les méthodes de l’enseignement secondaire à l’enseignement primaire. Son projet qui date de 1868 , organise l’école en trois cours , les cours élémentaire, moyen et supérieur. Chaque cours doit embrasser un cycle complet d’études, de manière à permettre aux enfants de posséder un ensemble de connaissances à la fin de leur scolarité.
En ce qui concerne la lecture, le projet de Rénovation pédagogique (Instruction du 15 novembre 1856) , affirme qu’il est indispensable d’accéder précocement à la compréhension: » faire contracter aux élèves l’habitude de ne rien lire sans le comprendre ». Les pédagogues s’élèvent contre la lecture mécanique, on ne doit déchiffrer que des mots signifiants pour l’enfant.
Dans les écoles mutuelles fondées sur le monitorat d’enfants plus avancés, on employait laHaut méthode d’écriture-lecture, car les pédagogues de l’enseignement mutuel se sont inspirés du sensualisme. Selon les conceptions dont Condillac est à l’origine, on apprend plus facilement à lire aux enfants en activant plusieurs sens simultanément. A partir de 185O, on assiste au développement des méthodes d’écriture-lecture, la leçon de lecture suivant généralement celle d’écriture.
Dans son article sur la lecture (3), Ferdinand Buisson décrit les différentes étapes qui mèneront à l’enseignement simultané de l’écriture et de la lecture, systématisé sous la Révolution. Dupont de Nemours, cité par Buisson, écrit: « la lecture n’est rien, l’écriture est tout. Historiquement et logiquement, l’écriture précède la lecture. Celui qui sait écrire, sait lire. (…) On ne doit s’embarrasser aucunement de la lecture dont on n’aura plus besoin de faire l’étude, si l’écriture est bien enseignée. »
E. Cuissart, directeur d’école, a élaboré une méthode très populaire (4), à la suite du rapport de Ferdinand Buisson à Vienne. L’écriture vient au secours de la mémoire, écrit-il, l’enfant retiendra mieux la forme d’une lettre quand il l’aura écrite.
Pauline Kergomard, l’une des créatrices de l’école maternelle, écrit en 1886 (5): « un des procédés les plus rationnels, c’est celui de la lecture et de l’écriture simultanées ». Elle dit aussi, parlant de l’écolier: » qu’il n’apprenne à lire que des mots qu’il peut comprendre, que des mots qu’il peut prononcer ». Ainsi, l’écriture-lecture est associée au sens, elle est associée au langage oral dès le départ. L’écriture tient une place privilégiée, car » écrire fait découvrir la lecture au lieu de l’imposer ». L’article 17 du Règlement des écoles maternelles du 2 août 1881 est ainsi rédigé: « La lecture et l’écriture seront, autant que possible, enseignées simultanément ».
Les travaux de Maria Montessori (6) s’inscrivent également dans la tradition sensualiste. Pour enseigner les enfants arriérés, elle s’initie aux méthodes d’Itard et de Seguin. Le matériel de Montessori , ainsi que sa démarche, reprennent la méthode de Seguin: « Conduire l’enfant de l’éducation du système musculaire à celle du système nerveux et des sens (…) de l’éducation des sens aux notions, des notions aux idées, des idées à la morale ». Maria Montessori applique cette méthode à l’apprentissage de l’écriture et de la lecture des jeunes enfants de l’âge de l’école maternelle: « L’expérience m’a menée à faire une distinction bien nette entre l’écriture et la lecture. Les deux acquisitions ne sont pas simultanées, l’écriture précède la lecture (…). Notre méthode pour l’écriture prépare la lecture de façon à en rendre les difficultés presque insensibles ». Dans un premier temps, les sensations visuelles et tactilo-musculaires sont associées au son alphabétique. On fait toucher à l’enfant, dès l’ âge de quatre à cinq ans, des lettres calligraphiées, recouvertes de toile émeri, dans le sens de l’écriture. Il a plaisir à répéter ce geste, les yeux fermés.
Quand la maîtresse fait voir et toucher la lettre de l’alphabet, les sensations visuelles, tactiles et musculaires , interviennent simultanément , l’image du signe graphique se fixe alors en un temps bien plus bref que la seule image visuelle par les méthodes ordinaires. La mémoire musculaire est plus tenace chez le petit enfant, écrit encore Maria Montessori. Ces images sont associées aux sensations auditives de l’alphabet. L’enfant devra savoir comparer et reconnaître les figures en entendant les sons qui y correspondent. Il devra savoir prononcer le son correspondant aux signes graphiques. « La lecture et l’écriture sont mêlées embryonnairement, écrit encore Maria Montessori. Quand on présente la lettre en émettant le son, l’enfant en fixe l’image avec son sens visuel et en même temps, avec son sens tactile et musculaire ».
En s’inscrivant dans la tradition sensualiste, Maria Montessori est amenée à décrire les liaisons qui s’établissent au cours de l’apprentissage. L’aspect individuel de sa pédagogie la raccorde, sans référence de sa part, à la conception républicaine de l’institution des enfants. En effet, l’enseignement élémentaire s’adresse à des individus, il suppose l’individualisation de la pédagogie, et s’inscrit ainsi dans le projet républicain (7): « Par l’instruction, écrivait Marie Jean de Condorcet, la raison de chacun s’éduque et fait apparaître la conscience du bien commun, la citoyenneté devient le développement, et non la négation de l’individualité ». Condorcet écrivait encore : « l’instruction s’adresse à chacun dans l’école et non à des groupes « . Là s’arrête la ressemblance avec Maria Montessori. Jean Louis Poirier (8), parlant de la IIIe République, écrit à propos de l’enseignement élémentaire: « L’école est le lieu où l’on s’élève à l’abstraction et où le savoir s’acquiert à partir de ses éléments selon l’ordre des raisons ».
Mais c’est Louis François Antoine Arbogast (9) qui a le plus clairement exprimé l’importance des éléments dans l’enseignement primaire. Ce qui est élémentaire n’est pas une simplification arbitraire ou caricaturale , ce sont les meilleurs savants de chaque discipline qui doivent dégager les éléments. Louis François Antoine Arbogast, collègue de Condorcet au Comité d’Instruction publique, est à l’origine du décret sur la composition des livres élémentaires (octobre 1792). Il s’agit, par les savoirs élémentaires, d’apprendre à penser par soi-même. Il écrit, dans son « Rapport et projet du décret sur la composition des livres élémentaires destinés au grand public »: » Je dis les premiers savants, car il n’y a que les hommes supérieurs dans une science, dans un art, ceux qui en ont sondé toutes les profondeurs, ceux qui en ont reculé les bornes, qui soient capables de faire des éléments où il n’y a plus rien à désirer ». C’est par l’analyse que sont dégagés les éléments : « L’analyse est aux sciences, elle est à l’enseignement, ce que la liberté est aux constitutions politiques; l’une et l’autre font sentir à l’homme sa dignité et contribuent à sa perfection ».
L’apprentissage de l’écriture et ses liens avec la lecture
Il n’en a pas toujours été ainsi. Le lien de l’écriture avec la lecture a marqué les progrès de la scolarisation des enfants. L’écriture-lecture a été la méthode de l’Ecole de la République. Mal appliquée, elle est à présent rejetée par les théoriciens de la lecture qui préconisent l’usage exclusif de méthodes globales (10). Dans leur conception, l’écriture ne contribue pas à l’apprentissage de la lecture, qui devient une pure performance visuelle. Elle doit même lui succéder, on doit apprendre à écrire après avoir appris à lire, ce qui nous ramène à une époque antérieure à l’Ecole de Jules Ferry.
Si on parle beaucoup d’échec dans les apprentissages, il n’y a pas de réel débat sur la lecture. Ce débat est en réalité confisqué par les tenants des méthodes globales qui le monopolisent. Ils prétendent d’ailleurs que la » querelle des méthodes est dépassée », pour masquer leur préférence, et ne pas qualifier de globale la méthode qu’ils préconisent, car elle a mauvaise réputation chez les parents d’élèves. Cette mauvaise réputation a pour origine des expériences qui ont eu des effets désastreusement durables dans les années 195O. C’est pourtant à eux qu’on s’adresse pour les bilans, la rédaction des rapports officiels, la formation des maîtres et des inspecteurs. Si bien qu’il devient impossible de faire connaître d’autres explications de l’échec, et des difficultés actuelles à faire apprendre à écrire et à faire lire les enfants.
Car deux phénomènes se conjuguent et contribuent à rendre les apprentissages plus difficiles. D’une part, des facteurs internes à l’école, liés aux modes pédagogiques et à leur retentissement sur la formation des maîtres. D’autre part, des facteurs liés à une autre économie du temps des enfants où le divertissement tient une grande place. Le temps libre consacré à la lecture ne suffit pas pour en faire une activité réellement automatisée. Il faut en effet mettre en place les automatismes de base et ensuite automatiser la lecture courante pour savoir lire de façon définitive.
La lecture, l’écriture, le calcul, constituent des automatismes acquis. Leur automatisation en fait des outils indispensables à l’acquisition de la plupart des disciplines scolaires et à l’exercice de nombreuses activités professionnelles. Pourquoi parler d’automatismes acquis? Parce qu’il est nécessaire, par exemple pour l’écriture, d’avoir automatisé le mouvement, la forme des lettres, la trajectoire des mots, l’orthographe, la vitesse, pour que puisse s’exercer sans entrave la fonction d’élaboration du sens. La rédaction d’un texte et sa ponctuation constituent le contenu sémantique de l’acte d’écrire, ce sont les seuls aspects qui doivent rester conscients, tandis que tout le reste doit être entièrement automatisé. Il en va de même pour la lecture et le calcul, activités qui comportent des aspects entièrement automatisés et d’autres qui demeurent conscients et qui concernent la compréhension du sens dans le lecture et le but des opérations à exécuter dans le calcul.
Trois familles de méthodes de lecture sont décrites par Ferdinand Buisson (11). Les méthodes synthétiques fondées sur la combinaison des lettres et des syllabes. Les méthodes analytiques qui partent des mots entiers. Les méthodes d’écriture-lecture fondées sur l’enseignement simultané de la lecture et de l’écriture ou sur l’enseignement de l’écriture substitué à celui de la lecture. Ferdinand Buisson présente un bilan de ces méthodes, élaboré à partir du témoignage d’enseignants expérimentés: « Les méthodes à marche analytique sont beaucoup moins nombreuses et n’ont pas reçu du public enseignant un accueil très favorable (…). Avec la méthode analytique-synthétique d’écriture-lecture, combinée avec les leçons de choses et de langue nous sommes arrivés au dernier stade de perfectionnement réalisé par la pédagogie moderne ».
Le rôle des sens dans la connaissance
Le problème de Molyneux porte sur les rapports de la vue et du tact. On fait l’hypothèse qu’un aveugle de naissance recouvre la vue. Avant cela, on lui a appris à distinguer par le toucher un cube et un globe du même métal et sensiblement de la même taille. Pourra-t-il les identifier seulement par la vue? (12) Une des questions soulevées par ce problème concerne les rôles respectifs du tact et de la vue, et aussi la possibilité pour la vue de se suffire à elle-même, sans l’intervention des autres sens. Pour Locke, l’aveugle-né n’a pas la combinaison du tact et de la vue, ce qui l’empêche de distinguer le globe du cube. Pour Condillac, l’aveugle-né distinguera le globe du cube parce qu’il reconnaîtra les idées qu’il s’en était faites par le toucher. Le point de vue de Berkeley est déjà intégrationniste quand il dit : « Nous pouvons exercer ces deux sens à la fois et par là former des liaisons entre les perceptions et les idées introduites par la vue et par le toucher; mais les perceptions qui nous viennent immédiatement de ces deux sens n’en demeurent pas moins distinctes et dissemblables(…). Elles peuvent s’associer, s’unir; mais cette union quelque étroite qu’elle soit, ne les fait point changer de nature ».
Les commentaires de Mérian sur « l’origine de la confusion habituelle des objets de la vue avec ceux du toucher » méritent d’être rapportés : « Dès notre naissance nous avons joui de tous nos sens : leurs impressions se sont introduites en foule par les cinq portes par lesquelles nous communiquons au monde matériel et à force de se répéter leurs images se sont gravées dans la mémoire. De là, il a du naître des mélanges de perceptions et d’idées. De tous nos sens, il n’en est point d’aussi confondus ensemble que le sont le toucher et la vue. La raison en est simple : c’est qu’il n’en est point que nous ayons plus d’occasion d’exercer et d’exercer en même temps. Par cet exercice continuel et simultané, certaines qualités visuelles et certaines qualités de tact sont devenues comme inséparables; et malgré leur hétérogénéité, leur association constante nous a engagés à leur donner les mêmes noms ». On doit relever la place essentielle accordée au toucher : « Il n’y a point de sens qui nous intéresse autant que le toucher, puisque de lui dépendent le salut ou la destruction de notre corps (…) le tact nous a permis de voir à distance, c’est lui seul qui peut nous l’apprendre ».
Mérian rappelle dans son septième mémoire, que George Berkeley est à l’origine de l’idée reprise ensuite par Etienne de Condillac selon laquelle le toucher veille à l’instruction de chaque sens. Etienne de Condillac (13) veut montrer que par leur union, les sens nous donnent toutes les connaissances nécessaires à notre conservation : » C’est donc des sensations que naît tout le système de l’homme, système complet dont toutes les parties sont liées, et se soutiennent mutuellement « . Condillac s’interroge sur l’apport spécifique de chacun des sens à la connaissance que nous avons du monde extérieur. La place privilégiée que tient le toucher dans son système a peut-être inspiré les méthodes d’écriture-lecture: « Nous avons prouvé qu’avec les sensations de l’odorat, de l’ouïe, du goût et de la vue , l’homme se croirait odeur, son, saveur, couleur et qu’il ne prendrait aucune connaissance des objets extérieurs ». C’est en effet le toucher qui permet à l’oeil de juger des grandeurs, des figures, des situations, des distances.
Mais le toucher ne devient efficace que dans le mouvement, il faut que la main, principal organe du tact, explore l’environnement , le corps propre et les objets.
Extrait de « La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs »
L.Lurçat – Paris, FX de Guibert – 1998
Références
(1) Jean de la Viguerie, L’institution des enfants. L’éducation en France, 16e-18e siècle, Calmann-Lévy, 1978
(2) P. Giolitto, Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle. T.I L’organisation pédagogique et T.II Les méthodes d »enseignement, Nathan, 1983
(3) Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Hachette, 1911
(4) Méthode Cuissart, Enseignement pratique et simultané de la lecture de l’écriture, de l’orthographe et du dessin, Paris, Librairie Picard et Kaan, 80e éd.
(5) Pauline Kergomard, L’éducation maternelle à l’école, Hachette, 1974
(6) Maria Montessori, Pédagogie scientifique, Desclée de Brouwer, 1952
(7) La République et l’école. Une anthologie, Presse Pocket,1991 Textes choisis par Charles Coutel. Voir le chapitre premier : »La République institutrice du peuple »
(8) La République et l’école, op. cit. voir p.68
(9) La République et l’école, op. cit. voir le Chap. 3 : »La République enseignante et les savoirs élémentaires »
(10) F. Lurçat et L. Lurçat, Le désastre de la lecture, Esprit, février 1989. Ce texte est repris dans : F. Lurçat, L’autorité de la science, Paris, Cerf, 1995
(11) F. Buisson , Dictionnaire pédagogique, Paris, Hachette, 1911 (première éd. 1882)
(12) J. B. Mérian, Sur le problème de Molyneux, Paris, Flammarion, 1984
(13) Condillac, Traité des sensations. Traité des animaux , Paris, Fayard,1985