Que faire face à cette situation ? une réforme de plus, une de ces oscillations qu’impose pour maintenir l’équilibre le discours totalisateur que l’idéologie a progressivement imposé sur l’école ? Les réformes techniques ont sans doute trouvé leurs limites et il convient de rechercher de nouvelles priorités et de nouveaux moyens d’action capables de redonner à l’école sa vocation d’outil d’intégration sociale. Sans mésestimer bien sûr les difficultés que ne manqueraient pas d’induire dans leur mise en œuvre, le gigantisme du système, sa complexité, ses rigidités, le nombre et la diversité des acteurs concernés, je souhaiterais esquisser rapidement devant vous quelques pistes de réflexion : en premier lieu, la réduction des fractures les plus graves créées par le savoir, ensuite l’acceptation de la différence et des handicaps non pour en faire des instruments d’exclusion mais pour aider ceux qui en sont victimes, sinon à les surmonter, au moins à vivre avec, dignement, enfin la préparation à de nouveaux modes de différenciation sociale qui préservent l’égalité des chances et la dignité des individus.
Réduire les fractures les plus graves créées par le savoir
La maîtrise des langages fondamentaux et surtout la capacité à les utiliser pour caractériser une situation ou un problème sont les pré-requis de la plupart des métiers d’aujourd’hui et donc de l’intégration dans une société encore fondamentalement marquée par le travail. La fracture première de notre société est donc celle des langages. Naturellement, ces langages peuvent être divers, mais langue maternelle, anglais basique et mathématiques élémentaires représentent aujourd’hui un socle indispensable à la construction de toute formation plus spécialisée.
Plutôt que de donner lieu périodiquement à la création de missions ministérielles aussi éphémères qu’inefficaces, la lutte contre l’illettrisme et pour l’acquisition des langages fondamentaux devrait constituer la vraie priorité de l’école et du collège, même si toute formation de base doit également intégrer la maîtrise d’autres outils, ceux de la démarche historique notamment, qui permettent l’acquisition de références temporelles et culturelles, ceux de l’observation scientifique enfin qui donnent à voir. Certes, un ministre affirmait naguère que la mission de l’école était d’apprendre à lire, à écrire et à compter(16), mais le slogan pour courageux qu’il fût n’a été suivi d’aucune politique s’inscrivant dans la durée. Encore faudrait-il reconnaître, par un diplôme ou quelque autre symbole, que cette formation de base a une valeur en soi. Redonner au collège sa finalité propre et sanctionner la formation qu’il délivre, autrement que par un brevet largement dévalorisé, voilà ce qui pourrait constituer une des premières priorités d’une éducation tournée vers les besoins des élèves et leur entrée dans la vie sociale. De manière plus générale, ne faudrait-il pas que de l’école élémentaire à l’enseignement supérieur, tout diplôme ne soit pas vu simplement comme la porte d’entrée au cycle suivant, un rite de passage en quelque sorte, mais comme la sanction d’une véritable formation, ce qui implique rigueur de l’évaluation mais aussi priorité donnée à la formation et non à une sélection qui pour ne pas dire son nom n’en est pas moins féroce (17).
Naturellement, d’autres fractures existent et elles sont périodiquement mises en lumière pour être condamnées, mais les mesures prises restent dépourvues de toute globalité et de toute continuité, elles sont donc vouées à l’échec. En effet, comment rendre accessible sans la médiation du langage, une véritable culture qui aille au delà du mimétisme et du rite clanique ou communautaire ? Même s’il est essentiel d’équiper d’ordinateurs tous les établissements scolaires, comment croire que cela suffise pour que l’informatique devienne réellement accessible à tous ceux qui sont en échec scolaire, voire qu’elle corrige leurs faiblesses ? Comment imaginer même que des valeurs puissent être enseignées pour réduire la fracture éthique si les enfants ou les adolescents ne disposent même pas des mots pour nommer ces valeurs ? Comment ne pas voir que la violence de certains jeunes n’est qu’un substitut aux mots qui leur manquent pour exprimer et analyser ce qu’ils éprouvent ?
Accepter vraiment les différences
Au-delà de cette priorité, ne convient-il pas enfin d’accepter qu’il y a toute une gradation dans les capacités intellectuelles ou artistiques comme il y en a une dans les capacités physiques, non pour définir de nouvelles normes qui seraient prétexte à ségrégation mais pour que l’acceptation des différences cesse d’être une posture intellectuelle, pour ne pas dire une imposture, et qu’elle se traduise par un véritable respect de l’autre quelles que soient ses forces et ses faiblesses. Voir toute difficulté comme conséquence d’un handicap social qui ne pourra être levé que par des traitements sociaux, n’est-ce pas rejeter dans l’opprobre celui qui ne relève pas de tels traitements ? Qui a la meilleure chance de s’intégrer à la société, l’enfant ou l’adolescent connaissant ses limites, mais sachant que ces limites ne sont pas rédhibitoires à son appartenance à la communauté humaine, ou bien celui à qui l’on a laissé croire qu’il serait un maître du savoir et qui se retrouve esclave de son ignorance ? Le faible ou le handicapé peuvent et doivent avoir leur place dans la société, le réprouvé ne saurait y prétendre.
Lever le tabou de l’enseignement des valeurs personnelles qui fondent la civilité
Mais encore faudrait-il que les valeurs effectivement partagées par la société permettent une telle intégration. Certes, les valeurs » sociales » : solidarité, justice, équité, rejet du racisme, etc. donnent l’impression de faire l’objet d’un large consensus aujourd’hui en France, mais force est de constater qu’au quotidien ces valeurs servent plus à nourrir des discours, en particulier dans les médias, qu’à construire des relations empathiques entre les personnes. Jamais le décalage entre les valeurs proclamées de la société et les comportements, notamment des plus jeunes, n’a été, semble-t-il, aussi grand. C’est qu’en effet ces comportements sont intimement liés aux valeurs personnelles : amour, amitié, liberté, charité, etc.. Esprit de tolérance et respect d’autrui sont le dénominateur commun à ces deux systèmes de valeurs, mais dans le premier cas, l’Autre porte une majuscule qui le rend lointain, abstrait, d’autant plus facile à aimer qu’il est loin, dans le second, l’autre est une personne, hic et nunc, qu’il s’agit d’accepter telle qu’elle est.
Or, si l’école véhicule sans trop de difficulté les valeurs collectives de la société, l’enseignement des valeurs personnelles y reste un sujet tabou que bien peu de ministres de l’éducation (18) ont osé abordé et encore avec quel succès ? Cette carence de l’école est d’autant plus grave que l’éclatement de nombreuses familles ne fournit pas un contexte favorable à l’enseignement de telles valeurs. Par ailleurs, l’exigence de citoyenneté, qui a envahi le discours médiatique et qui ne semble vouloir épargner aucune des activités humaines fait oublier que c’est la civilité qui fonde les relations entre les personnes. Civilité, mot qui n’est plus utilisé qu’en creux lorsqu’il s’agit de dénoncer les incivilités. Qui ne voit que ces incivilités ne sont que le résultat d’une situation où la transmission tant des valeurs que des normes de la civilité et la sanction (19) de leurs transgressions sont de moins en moins bien assurées auprès des jeunes par les familles ou par l’école ?
Préparer les élèves aux nouveaux modes de différenciation sociale
Bien entendu, accepter les différences et les handicaps ne signifie pas pour autant que l’école doive renoncer à préparer les élèves aux nouveaux modes de différenciation sociale. Elle doit le faire au contraire avec une efficacité accrue, car si elle échoue, on peut être assuré que ces nouveaux modes de différenciation favoriseront soit les couches sociales déjà privilégiées, soit les personnalités prêtes à pallier leurs défauts d’éducation par l’agressivité, le manque de scrupules voire l’association maffieuse.
La sélection par le diplôme peut bien rester dans les esprits le mode privilégié de la distinction sociale, elle n’en est pas moins en déclin. Le système éducatif doit donc renforcer sa mission de formation et d’instruction au détriment de son rôle de sélection. Que l’école instruise, c’est-à-dire qu’elle construise la personne de l’intérieur, qu’elle en bâtisse le socle par les connaissances et les valeurs, qu’elle sanctionne son niveau scolaire, et qu’elle laisse ensuite la société évaluer les capacités de cette personne. La logique de l’emploi moderne et de la réussite sera de plus en plus celle des compétences reconnues non par des professionnels de l’évaluation chargés de délivrer un parchemin mais bien par l’environnement de l’homme au travail ou dans la cité.
Serge FENEUILLE – Président du Conseil de Recherche de l’Ecole Polytechnique, Membre de l’Académie des Technologies.
Extrait d’une Conférence prononcée le 1er mars 2001 à l’Académie des Sciences Morales et Politiques.
(17) Les recommandations qu’avaient faites la Commission présidée par Jacques Attali pour définir un modèle d’enseignement supérieur européen allaient d’ailleurs dans ce sens.
(18) Notons toutefois que Christian Beullac écrivait il y a plus de 20 ans : « Une sorte de crainte du ridicule empêche-t-elle de dire à l’école et ailleurs ce qu’est l’effort, l’esprit d’équipe, le plaisir de faire, le goût de la compétition ? Est-il dérisoire de parler de « bons sentiments », de générosité, de courage, d’altruisme, de dévouement ? Est-il bon d’ignorer officiellement l’exercice de la volonté, les modalités de l’organisation ou de la discipline de groupe, l’intérêt général ? » Ces interrogations restent d’une parfaite actualité.
(19) La transmission de telles valeurs implique la reconnaissance de normes et impose de punir ceux qui les transgressent. Nombre d’intellectuels et de faiseurs d’opinion sont rebutés par la punition, mot et concept que, pour mieux les disqualifier, on a transformés en « répression », leur donnant ainsi une connotation politique qui les rend inacceptables. Devant la montée de la violence à l’école, les pays anglo-saxons ont accepté de mettre en place des mesures « répressives » comme aiment à les qualifier nos médias, mais elles semblent obtenir des résultats. La France, comme souvent, sera bien obligée, à un moment ou à un autre, de reconnaître la réalité. Craignons, ce moment venu, les dérives et les excès dont notre pays a le secret dans les périodes de crise.
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