Qu’est-ce que savoir lire et écrire aujourd’hui

Qu’est-ce que savoir lire et écrire aujourd’hui aux différents niveaux de l’école primaire

Les compétences que doivent acquérir les enfants au cours de leur scolarité primaire demeurent fondamentalement les mêmes, puisqu’il s’agit de maîtriser le langage écrit dans ses différents usages.

Il paraît nécessaire de le redire aujourd’hui, car une idée domine la pensée des transformateurs de l’école: on ne lirait plus de la même manière à présent. Cela, parce que la lecture ne serait plus l’exclusivité d’une élite savante et cultivée. Aujourd’hui , on doit lire et apprendre à lire de manière fonctionnelle , des écrits eux-mêmes fonctionnels, dont le support principal n’est plus le livre. Cette conception "politiquement correcte" de la lecture est diffusée dans les lieux de formation des maîtres et dans les associations pédagogiques.

Revenons aux compétences. Leur acquisition demeure singulière: chaque enfant doit y parvenir selon des cheminements qui lui sont propres et qui débouchent sur un savoir commun. Mais pour cela, l’école doit créer et conserver les conditions permettant la maîtrise des habiletés qui sous-tendent la mise en place des différents facteurs du langage écrit. Ces conditions présentent un caractère artisanal qui, s’il est négligé, débouche sur des troubles d’apprentissage.

Il existe des différences entre les enfants qui se manifestent au cours de l’apprentissage. Leur origine est diverse : personnelle, familiale et sociale, pédagogique. L’école doit pouvoir assurer des conditions pédagogiques telles que chacun puisse écrire et lire correctement dans les diverses situations scolaires et extra-scolaires qui impliquent, suivant les cas , un usage obligatoire ou volontaire de ces activités. Pour cela, elle doit viser l’efficacité dans ses démarches pédagogiques, en prenant en compte le fait qu’elle scolarise des enfants téléspectateurs, dont le temps consacré à la lecture volontaire est réduit, parfois même il est nul.

L’impuissance actuelle à maîtriser la lecture et à la conserver a de multiples raisons, scolaires et extra-scolaires. Les raisons extra-scolaires sont liées dans certains cas à l’absence ou à l’insuffisance de la lecture volontaire. Les raisons scolaires proviennent parfois de démarches qui, limitant trop souvent l’apprentissage au seul entraînement visuel , séparent la lecture de l’écriture et réduisent cette dernière à sa seule dimension technique.

L’acquisition des compétences

Toute méthode qui prétend enseigner la lecture sans enseigner simultanément l’écriture rend plus difficile l’acquisition du langage écrit et plus précaire sa conservation. L’apprentissage de l’écriture comporte en effet des aspects communs avec celui de la lecture et des aspects spécifiques.

Les aspects spécifiques concernent la technique de l’écriture. L’enfant doit apprendre à tenir l’instrument scripteur. A adopter une position permettant un libre déploiement du geste , sans bloquage, sans fatigue, et laissant constamment visible ce qu’il est en train d’écrire. A respecter la forme et la trajectoire usuelle des lettres et des mots. A calligraphier une écriture liée, qui ainsi pourra demeurer lisible quand elle se schématisera, lors du passage à l’écriture rapide , à la fin de la scolarité primaire. A automatiser les postures (différentes pour les gauchers) et l’écriture liée, pour en faire un outil conceptuel au service de l’expression écrite.

Les aspects communs concernent l’apprentissage du langage écrit. L’écriture est la jonction de deux procédés d’expression, oral et graphique, et la substitution à la parole d’un signe visuel. C’est le substitut graphique du langage. Apprendre à écrire, c’est donc apprendre à restituer la continuité du langage à l’aide des éléments discontinus que sont les lettres et les mots. Les différentes situations scolaires d’apprentissage de l’écriture (copie, dictée, rédaction) impliquent l’acquisition simultanée de la lecture et de l’écriture. La lecture à voix haute et la dictée permettent l’apprentissage de la ponctuation qui se greffe sur les pauses de la voix. Il convient donc de ne supprimer aucun de ces exercices scolaires classiques , indispensables à la réussite de l’apprentissage du langage écrit, et à sa conservation. La conservation des compétences est liée à leur automatisation. Sans automatisation, les acquisitions demeurent fragiles, et l’on voit se multiplier les cas de perte progressive de la lecture au cours de la scolarité primaire.

Le développement des compétences : culture d’usage et culture de transmission

Les compétences dans le domaine du langage écrit se développent et s’enrichissent par l’entraînement à lire et à écrire dans des circonstances variées , permettant le passage de l’activité obligatoire à l’activité volontaire.

Toutes les situations scolaires impliquent, à des degrés divers, l’usage de l’écriture et de la lecture qui, de but des apprentissages, deviennent ainsi un moyen d’accéder aux connaissances, mais pas seulement. L’appropriation du langage écrit rend possibles des usages variés et personnels, favorisant l’information et l’échange. Elle est aussi la source de satisfactions de nature ludique , esthétique et culturelle. Elle permet l’accès à la littérature , à la poésie et à l’histoire, qui ouvriront l’enfant aux meilleurs aspects des créations humaines. Il pourra ainsi passer d’une culture d’usage actuellement privilégiée par l’école, à la culture de transmission qui façonnera sa sensibilité et son imagination, et qui lui permettra de s’ouvrir au monde non immédiatement matériel.

Si l’école parvient à initier les enfants à la diversité des fonctions du langage écrit, sans mettre délibérément de côté la culture de transmission, chacun pourra trouver ce qui lui convient. L’école contribuera ainsi à la création du désir puis de l’habitude de lire d’écrire, et de penser. Devenue une activité volontaire, la lecture s’entretiendra et se développera d’elle-même, par le plaisir de lire et par la recherche de livres nouveaux , hors du cadre scolaire (14) (15) (16) (17).

L’effort de la pensée: la lecture à voix haute et l’accès au sens

En travaillant sur le langage écrit de l’enfant, j’ai été amenée à étudier l’évolution de la ponctuation spontanée au cours des cinq années d’école primaire (18). La ponctuation spontanée de l’enfant a été étudiée dans une épreuve de rédaction. Je reprendrai ici quelques extraits de ce travail, afin de montrer l’importance de la lecture à voix haute au cours de l’apprentissage. La lecture à voix haute a été mise en cause par les tenants des idées mises actuellement en application dans l’apprentissage de la lecture , afin de justifier un modèle théorique du bon lecteur. Or lire à voix haute permet de montrer qu’on sait lire, mais pas seulement. En lisant à haute voix on apprend aussi à décrypter le sens. Ce décryptage nécessite en effet l’entraînement de l’enfant à pénétrer dans un texte grâce aux signes de la ponctuation, qui constituent un guide et aussi un moyen de maîtriser le sens.

Il semble difficile de dissocier de l’organisation progressive du langage écrit de l’enfant, la ponctuation, qui constitue un support à la mise en ordre des idées. La ponctuation résulte d’un apprentissage. C’est par la dictée et par la lecture que l’enfant est initié à la ponctuation. On peut distinguer deux niveaux de la lecture à voix haute. Au premier niveau, il s’agit de transformer le langage écrit en langage oral. La ponctuation donne des indications sur la hauteur de la voix et sur les silences: le point fait baisser, le point d’exclamation fait monter, les virgules, les points virgules et les points indiquent les silences. Le découpage du texte correspond à deux nécessités: une nécessité physiologique- reprendre le souffle; une nécessité intellectuelle- le découpage du texte est en rapport avec l’enchaînement des idées.Haut

Au second niveau correspond l’accès à la compréhension du texte, ce qui s’exprime dans l’intonation donnée à la voix : l’expression se manifeste dans l’intonation, l’expression vient du sens du texte. L’enfant peut respecter la ponctuation dans la lecture, c’est-à-dire moduler sa voix, sans comprendre le texte. Cependant, la ponctuation constitue un guide à la compréhension. La modulation de la voix, guidée par la ponctuation , constitue un facteur perceptif de la compréhension du texte; l’expression liée à l’intonation, est en rapport avec le sens , elle est de nature plus intellectuelle. En permettant la transformation du langage écrit en langage oral, la ponctuation dans la lecture permet d’atteindre la signification du texte par le biais d’une concrétisation dont la manifestation est la modulation de la voix.

Par contre dans la rédaction, il s’agit d’élaborer le langage écrit. La ponctuation dans la rédaction est fonction de la structure logique, l’enfant doit maîtriser sa pensée, c’est-à-dire donner des repères. En canalisant l’oral dans l’écrit, l’enfant doit codifier la modulation de son propre discours pour le transformer en langage écrit compréhensible. Il ne s’agit plus d’une concrétisation mais d’un phénomène inverse, d’une abstraction. Ce que doit permettre la ponctuation, c’est un découpage de la continuité orale en fragments.

Cette opposition entre la signification de la ponctuation dans la lecture et dans la rédaction montre d’abord qu’il ne peut pas y avoir de transfert direct de l’une dans l’autre. Elle met en relief également la difficulté particulière que présente l’usage de la ponctuation dans l’écriture qui d’emblée, se présente comme une abstraction : il s’agit de découper son propre discours en fragments et d’indiquer des relations entre ces fragments. La juxtaposition (. , 😉 , le second fragment explique le premier (:). Dans d’autres cas ( ? !) , on donne à un fragment unique une certaine valeur, question, exclamation. Au découpage correct correspond un niveau évolué de la pensée avec installation de repères dans le temps et dans l’espace. En ce sens, suivre les étapes d’acquisition de la ponctuation, c’est suivre également celles de la mise en ordre des idées. Il s’ensuit qu’on ne peut atteindre les étapes importantes de l’acquisition de la ponctuation dans la présence des différents signes. Pour dégager des éléments évolutifs qui manifestent l’intégration de la ponctuation au langage écrit, il faut étudier parallèlement l’évolution du contenu du langage , c’est-à-dire les idées exprimées, et leur mise en ordre par la ponctuation.

Les rapports entre la ponctuation et la pensée : ponctuation mélodique et ponctuation sémantique

L’analyse des documents montre qu’il n’y a pas une évolution de la ponctuation qui va suivre de façon rigide celle du langage écrit. A chaque étape du langage écrit correspondent différents niveaux de la ponctuation. Cependant les progrès, s’ils ne sont pas linéaires, dépendent malgré tout du développement de la pensée de l’enfant. Grosso modo, on peut distinguer trois niveaux d’usage de la ponctuation. A un premier niveau , il est formel et correspond à un usage purement formel, visuel ou ludique des signes. A un second niveau , il est mélodique et respecte les pauses de la voix , le signe se greffe ou se substitue au mot de liaison de nature orale. A un troisième niveau, il est sémantique et devient un support de l’expression du langage écrit.

A quoi correspond cette évolution de la ponctuation? A l’évolution du langage écrit, lui-même dépendant de l’évolution de la pensée (…). Il y a, en gros, trois plans de la pensée qui se dégagent de l’analyse du matériel : le plan subjectif, le plan spatio-temporel, le plan objectif. L’évolution se fait par une intégration progressive des formes primitives dans des formes plus complexes. C’est le système conceptuel qui est basé sur l’intégration, la pensée multiplie ses supports et ses références dans l’évolution du langage écrit. Haut

A cette évolution de la pensée correspond une évolution de la ponctuation qui ne la suit pas de façon mécanique. L’absence de ponctuation ou l’usage formel de la ponctuation peut apparaître aux différents plans. Cependant, la ponctuation mélodique, c’est-à-dire greffée sur les pauses respiratoires apparaît dès l’énumération. Dans la description, la spécificité du rôle du point et de la virgule se manifeste, elle correspond à l’apparition des premiers repères abstraits. Avec le perfectionnement des repères temporels elle peut devenir grammaticale, c’est-à-dire non plus se moduler sur le langage oral, mais sur un type de langage écrit conventionnel, le langage écrit scolaire. Quand les repères se multiplient , on observe une régression de la ponctuation qui se raréfie. La modulation est partielle, se limitant aux séquences globales , sans nuancer le détail des arguments: manifestation d’un conflit entre l’usage grammatical et l’usage sémantique.

En somme, la difficulté essentielle dans l’usage de la ponctuation réside dans le passage du niveau mélodique au niveau sémantique, ce passage correspond à l’apparition du plan objectif dans l’évolution de la pensée de l’enfant.

L’enfant qui débute dans la lecture s’initie d’abord à l’usage mélodique de la ponctuation, pour parvenir progressivement au niveau sémantique, à l’aide de textes qui lui sont accessibles. La maîtrise du sens dépend des compétences lexiques et conceptuelles de l’enfant.Il semble évident que l’élimination de la lecture à voix haute peut compliquer l’apprentissage de la lecture. Cette élimination procède d’une conception selon laquelle l’écrit ne doit rien à l’oral. Cette conception mise en oeuvre dans la pédagogie actuelle, restreint les possibilités d’accéder au sens dès le début de l’apprentissage. On peut ainsi fausser de manière durable les automatismes de base en créant des obstacles non nécessaires, au nom d’une orthodoxie scientiste. Car le modèle impérieux du bon lecteur est celui d’un enfant qui serait capable de comprendre un texte sans jamais l’oraliser, au risque de ne jamais savoir lire.

Extrait de "La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs"
L.LURÇAT – Paris, F.X. De Guibert, 1998

Références
(14) L. Lurçat , Etudes de l’acte graphique, Mouton, 1974
(15) L. Lurçat, L’activité graphique à l’école maternelle, ESF, 4e éd. 1988
(16) L. Lurçat , L’ écriture et le langage écrit de l’enfant, ESF,1985
(17) L. Lurçat, L’exploration des facteurs non linguistiques de l’écriture, Cahiers des CMPP, 5, 1988
(18) L. Lurçat , L’écriture et le langage écrit de l’enfant. Voir chapitre 8 : L’acquisition de la ponctuation , op. cit.

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